Le goût des autres

Depuis notre arrivée à Tirana, je cours les annonces à la recherche d’un toit à nous mettre sur la tête. Mon quotidien ressemble donc à ça : jepet me qera appartamente, Myslym Shyri pranë karburant. Rruga Kavajes, 2 dhoma+soxhorno, sip. 90 m2, kushte bashkekohore. Uje dhe drita nuk perfshihen ne çmim, e mobiluar, 350 € i padiskutueshem.

Parmi tous ces hiéroglyphes (qui, en y regardant à deux fois, se laissent amadouer sans trop de difficultés), on retrouve assez souvent une locution des plus étranges : Lluksoz per te huaj, qui signifie en bon français : « Luxe pour les étrangers ».

Cette petite phrase-là n’en finit pas de m’intriguer. Luxe, d’accord, mais pour étrangers ? Est-ce à dire que les Albanais n’auraient pas le même luxe que nous ? Le luxe pour étrangers, serait-ce ce meuble télé de trois mètres de long aperçu l’autre jour, sur lequel ruaient symétriquement des chevaux de porcelaine rose ? Ou bien cette jonque orange, peinte sur velours, qui navigue en face de moi dans son cadre doré ? Pour les étrangers, tous ces lustres à volutes, ces camaïeux de crème et de vert anis, ces canapés éléphantesques en simili-cuir rouge, ces moulures hellénisantes ? Et ces croûtes à faire passer un hôtel Campanile pour le Musée d’Orsay ? Et ce paquet d’assiettes en carton Maya l’Abeille qui, à notre arrivée, décorait la tête du lit dans lequel nous dormons ? Lluksoz per te huaj que tout cela ?

Ce qui m’étonne le plus dans cet amour pour le rocokitsch, c’est son universalité. Il étale ses arabesques de l’Inde à l’Ethiopie, du Maghreb au Brésil, avec partout ce présupposé : nous, étrangers, ne pouvons nous sentir chez nous que dans une bonbonnière. Comme ils se trompent ! Quand je pense qu’en France, on s’arrache les meubles en carton, les lampes vintage et les bobines de chantier ; que chez nous les riches ont des intérieurs de pauvre, qu’ils bouffent du panais et du quinoa, et qu’on leur vend au prix de l’or fin des poufs en toile de jute* !

Non, décidément, chers hôtes albanais, vous qui m’êtes par ailleurs si sympathiques, cessez de vous mettre en quatre pour nous offrir ces petits Versailles de plastique et de verre. Gardez pour vous les fleurs en tissu et les vaisseliers à miroirs, infligez-les donc à vos compatriotes, trouvez-nous une de ces vieilles baraques dont vous ne voulez plus, mettez-y un peu de paille par terre, une cheminée, quelques oranges et des topinambours dans le garde-manger : nous en serons très contents.

* qui sont les plus dégénérés ? vous avez deux heures.

3 réflexions au sujet de « Le goût des autres »

  1. doit-on en conclure que vous n’avez pas encore fait le dur choix entre jolievue-jolisbibelots-joliquartier-joliloyer et jolibellule ?
    on attend avec impatience les photos du prochain bel intérieur que nous saurons, nous étrangers, apprécier à leur juste valeur !

  2. Très belles photos qui se marient très bien avec le texte lui même très bien écrit, tu a l’âme d’un écrivain et d’un photographe. Continue comme ça !

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