Les congonautes

Sur l’avenue Uganda, l’immeuble voisin du nôtre abrite l’ambassade de Corée du Nord. C’est une haute construction délabrée, aux vitres aveugles, surmontée d’une antenne tordue assez grande pour y faire sécher les slips de toute l’Armée Rouge. Derrière le bâtiment s’étend une vaste cour de béton, sillonnée de craquelures dans lesquelles poussent des mauvaises herbes. Un vieux container Aeroflot y moisit dans un coin.

A côté de la grille d’entrée, un panneau délavé expose les photos édifiantes du régime de Kim-Jong-Il. Elles sont pleines de personnages souriants aux joues bien roses et aux dents bien blanches, de défilés immenses, de scènes héroïques et de sculptures monumentales. Elles contrastent tristement avec la façade lépreuse qui s’élève derrière.

Ce sont des voisins discrets. Je les croise parfois dans la rue, tôt le matin. Ils sont pauvrement vêtus. Ils ne répondent pas à mon salut. Je les trouve très mystérieux.

Que se passe-t-il derrière ces fenêtres bouchées ? Est-ce qu’on peut vraiment aller chercher un visa dans cette ambassade? Que font-ils toute la journée ? Ils n’ont probablement pas beaucoup de visites ? Organisent-ils parfois des fêtes, comme le 14 juillet à l’ambassade de France ? J’en doute… Mercredi dernier, c’était l’anniversaire de Kim-Jong-Il. Pyong Yang a croulé sous les fleurs, il y a eu des défilés et des célébrations, mais l’immeuble à côté de chez nous est resté silencieux et austère, avec sa grande antenne qui tanguait doucement dans la brise.

Je me demande comment ils vivent le Congo, ces voisins énigmatiques. Ils ont été catapultés depuis leur pays exsangue dans cette ville-poubelle bruyante et désordonnée, dont ils ne partagent probablement ni la langue, ni la musique, ni la nourriture. Ils viennent d’un pays qui est le dernier au monde à se réclamer officiellement de Staline, et ils sont au temple de la débrouille et du chacun-pour-soi. Grandis enfin sous un régime qui dénonce dans tous les faits culturels le matérialisme bourgeois et l’impérialisme occidental, ils sont au pays de la sape de marque et de la flambe.

Au fond, je les admire. Ils sont aussi loin de chez eux que le seraient des cosmonautes.

2 réflexions au sujet de « Les congonautes »

  1. pour l'avoir vu, je confirme. c'est tout bien comme ça. j'ai vu aussi dans cette cour tristounette des dames occupées à laver des choses mal identifiables qui ressemblaient à de la vaisselle. celà veut-il dire qu'il n'y a pas d'eau à l'intérieur du batiment ?

  2. Il est amusant d'imaginer qu'en tant que proches voisins, vous avez chacun sûrement – probablement, peut-être, qui sait ? – une fiche cartonnée à votre nom dans le tiroir grinçant d'un vieux fichier métallique de ce grand bâtiment.
    Cette fiche est-elle agrémentée d'une photo ?, n'y comptons pas, faute de budget pour la réparation de l'appareil qui a fêté ses quarante printemps (de Prague). Il faut dire qu'il était de fabrication occidentale. Il n'y a décidément rien de bon à tirer de ce monde-là.
    Cette fiche, un fonctionnaire consciencieux l'a rédigée après une enquête sommaire. Il a même pris brièvement en filature les deux étrangers peu après leur arrivée. Ils n'ont fait que se promener, ce qui l'a plongé dans un abîme de perplexité, mais n'a pas suffi à lui donner la matière d'un rapport circonstancié qui lui eût permis de solliciter un entretien avec son chef de bureau. Attristé par ce revers, il marchait, perdu dans ses pensées, comme Perrette, imaginant ce qu'aurait pu lui valoir la découverte de dangereux espions, les félicitations de son chef, l'accolade officielle lors de sa remise de Médaille des Services Méritoires, l'avancement… il n'a pas vu le jeune couple se raviser et revenir sur ses pas. Pris de court par leur bref salut, il a rougi.

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