Des femmes qui courent

C’est en mars, un dimanche matin. Sur le carrefour de l’hôtel Atlas, habituellement traversé en tous sens par des véhicules fous, sont rassemblées 7.000 femmes venues participer au 5 km : des jeunes, des moins jeunes et des petites filles, des blanches, des noires, des maquillées, des voilées, toutes habillées du même t-shirt rouge officiel.

Les professionnelles, celles qui pourront peut-être emporter les prix réservés aux toutes premières, sont massées à l’avant de la foule compacte. De là où je suis, je ne les vois pas, mais je les imagine plus tendues que leurs concurrentes amatrices, le visage dur, concentrées déjà sur la route libre déroulée devant elles. Toutes attendent le signal qui va les lancer vers l’avant. Perché sur une estrade, Haile Gebrselassié, Dieu vivant des coureurs éthiopiens, considère tout cela d’un air bonhomme.

Après quelques mots de circonstance, le petit marathonien donne le signal. Les filles s’écoulent à travers la ligne de départ comme une longue marée. Bientôt, sur le carrefour vide redevenu immense et jonché de papiers gras, il ne reste plus que des organisateurs affairés, deux ou trois journalistes, quelques maris esseulés. Alors on se dirige vers l’arrivée toute proche, où les badauds s’entassent déjà le long des barrières pour ne pas manquer l’approche des coureuses de tête.

L’attente n’est pas longue : une quinzaine de minutes à peine et on voit grandir, au bout de l’avenue, les silhouettes au coude à coude des premières coureuses. On distingue bientôt des paires de jambes interminables surmontées de torses brefs et droits, des bras balancés avec force au rythme des longues foulées. Puis des visages, sauvages, crispés, des joues qui pompent l’air chaud, le bruit de chaussures qui martèlent le sol, un concert de souffles martyrisés, et voici la première qui passe devant moi, une nuée de poursuivantes sur ses talons.

Je les vois défiler une à une, ces femmes en mouvement ; elles sont des blocs compacts dont l’inertie violente tranche superbement sur la légèreté de leur course, et elles n’ont plus d’âge, plus de sexe, plus d’histoire ; elles ne sont plus que des blocs d’effort, des souffrances tendues vers leur fin, et n’ont pour tout avenir que les quelques secondes qui les séparent de la ligne. Elles sont projetées vers l’avant avec une telle puissance, une telle vitesse, une densité si forte que rien ne semble pouvoir les arrêter. On dresserait sur leur route un mur que, sans doute, elles le traverseraient comme du papier.

Qu’y a-t-il d’inscrit sur les murailles qu’elles abattent, ces éthiopiennes qui courent ? Le regard des hommes, le carcan d’une société, celui des Dieux trop lourds et des violences muettes ? Ca n’a que peu d’importance. La fierté, les félicitations, les médailles et les fleurs, les symboles éloquents, tout cela viendra après. Pour l’heure, elles arrivent, et – pour quelques secondes encore – cela suffit.

4 réflexions au sujet de « Des femmes qui courent »

  1. Hou qu’elle est belle la photo !
    Quelqu’un peut-il faire suivre la chronique à Haruki Murakami, qui appreciera certainement ?

Répondre à maouie Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *