Prés carrés à Kinshasa

 

 
Depuis le 11 juin, Kinshasa est un essaim d’abeilles cocaïnomanes. Elles bourdonnent à tous les coins de rue, par les portes ouvertes, sur les terrasses des bistrots, sur les trottoirs. On n’y échappe pas. Les vuvuzelas font la loi, et l’on voit s’ouvrir dans le béton kinois des milliers de petites fenêtres vertes ponctuées de moucherons aux couleurs vives. Ça fait très joli.
Ce matin, lorsque je suis monté dans la voiture pour partir au boulot, Benjamin avait dans l’œil un éclat goguenard mêlé d’un brin de pitié. C’est le regard qu’on réserve aux vaincus. Ça m’a un peu énervé. En arrivant au bureau, même trogne de mes collègues congolais qui, alors que j’écris ces lignes, me demandent « pourquoi on a déçu comme ça ». Rougissant légèrement, je pique du nez sur mon ordi en marmonnant un vague « gnegnegnemêmepasmalgnegne », tandis qu’ils débattent à perte de vue des raisons de l’échec. Ils finissent par s’entendre sur un diagnostic sans appel : c’est un problème sur les plans politique et juridique. Qu’on en tire les leçons pour 2014.
Ils ont beau jeu de se moquer : l’équipe nationale d’ici, les Léopards, ne participe pas à la Coupe du Monde. Ça n’empêche pas les congolais de passer une part non négligeable de leur temps libre devant les écrans de taille et de qualité variables qui ont envahi la ville. Certains ont sorti dans la rue une table et une télé et suivent le match sur le trottoir, avec les copains et les badauds. Le petit vendeur d’eau pire, assis sur un banc de bois à côté d’un homme d’affaires qui passait par là, débat avec lui de l’avenir immédiat des Lions Indomptables. Aucun des deux ne semble remarquer qu’il neige tellement sur le terrain qu’on ne voit même pas le ballon.
C’est paisible, c’est pacifique et familial. Dans le grondement continu et saoulant des trompettes en plastique zouloues, on débat, on se dispute, on encourage, on désespère. On admire ensemble les beaux gestes, on vilipende les fautes grossières et les erreurs d’arbitrage. On nage dans la Primus et le délire sportif. On entend partout prononcer des mots qu’on n’avait pas croisés depuis quatre ans, Phase Finale, Groupe A, Poules, Paraguay. On s’enthousiasme pour des pays mystérieux, pour des joueurs aux noms exotiques. On se sent pousser au fond du crâne un petit ballon.
Pendant ce temps, le monde tourne plus lentement. Les chefs de guerre regardent tirer des penaltys plutôt que des Kalachnikov.  Le pays perd en productivité sur les chantiers, dans les entreprises, sur les champs de bataille. Ephémère, vous dites ? C’est sûr. Sitôt la finale terminée, on descendra de notre nuage gazonné pour retrouver une vie sans spectacle, sans commentaires idiots et sans débats oiseux. Il restera quelques jolies photos et, sur le maillot d’une équipe, une étoile de plus. On retournera à la crise, à la réforme des retraites, au salaire de Sarkozy, au successeur de Kabila. On cessera de se disputer pour savoir si y avait faute. On redeviendra sérieux. Les vaches seront bien gardées. Le marché de la tortilla sera, peut-être, un peu neurasthénique dans les grandes villes de France.

3 réflexions au sujet de « Prés carrés à Kinshasa »

  1. Les matchs ici sont synonymes de levés tôt ou couchés tard. Dans les deux cas la défaite a en plus le goût de la fatigue et de la journée qui commence mal.

    2h30 ou 5h30, et quand en plus tu rajoutes les vuvuzelas, c'est sur qu'il ne reste que les très motivés pour encourager cette bande de branquignoles !

  2. Sous-prétexte (j'essaye d'imaginer le chemin que peut prendre la justification mentale dans un cerveau beaucoup plus brillant, et donc plus fragile, que le mien ; c'est pas facile) – sous prétexte, donc, probablement de pudeur, tu penses pouvoir passer sous silence la visite de ta Môman et de ton Pôpa ; tu penses pouvoir continuer ton petit bonhomme de blog sans raconter la rencontre bonobo/maman (bonobo/papaaaah ?), sans évoquer leur alimentation (quels légumes donner à Maman ? quoi mettre sous la mayonnaise de papa ?), leurs accoutrements (Papa déguisé en Tintin au Congo, Maman en mini-robe de peau façon Jane)…? Tu penses que c'est acceptable ? tu penses que la postérité te le pardonnera ? tu penses que ton public est désormais trop large ? tu penses qu'il faut protéger ta famille de ta trop grande popularité ? Tu préfères laisser les paparazzi faire le boulot ? Fais gaffe, ça ne tourne pas toujours bien !

  3. Manu : et alors, ça vaut le coup de se lever pour le match d'aujourd'hui

    Pierre : Je pense que quand c'est si bellement demandé on peut pas résister. Du parluche il y aura donc, c'est dit : décrochage familial.

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