Au-delà des apparences

C’est la signification de leur nom : le Staff Benda Bilili. Les quatre chanteurs sont dans une chaise roulante, avec de petites pattes d’enfant incomplètes qui flottent dans leur grand pantalon. Ils sont garés en épi sur le devant de la scène, au fond d’un  bistro minuscule de Ndjili. L’un d’eux, à droite, tient sur ses genoux une guitare en bois brut, penchée dans une position étrange à cause des accoudoirs. Sur le côté gauche, un autre se tient en équilibre sur trois pattes, dont deux en bois. Derrière eux, trois types valides jouent de la basse acoustique, de la batterie, et d’un instrument bizarre fait d’une boîte de conserve, d’une corde de guitare électrique et d’un manche recourbé. Il tient ce petit instrument biscornu contre son corps et, quand il en joue, on dirait qu’il se gratte le ventre.
Je ne sais pas grand-chose d’eux. Qu’ils ont très longtemps galéré. Qu’ils répétaient au zoo de Kinshasa, au milieu des shégués, des cages croulantes et des animaux borgnes. Qu’ils reviennent du festival de Cannes, où ils ont présenté le reportage qu’ont tourné sur leur histoire étonnante deux réalisateurs français ; apparemment des types hors du commun. Et qu’ils repartent en Europe bientôt pour une tournée de cinquante dates.
A les voir comme ça, au Cabaret Sauvage – c’est le nom du bistro – on ne dirait pas. On les a croisés à notre arrivée, sirotant tranquillement une bière sur la terrasse et saluant les nouveaux venus, juchés sur ces motos improbables qu’on dirait sorties de Mad Max (mais qu’il faut pousser pour démarrer). Ils n’ont rien du côté clinquant qu’ont beaucoup d’autres célébrités d’ici. Et maintenant ils envoient sans barguigner, en travers de la gueule d’un public peu nombreux, une excellente rumba congolaise dopée au funk. Sans se soucier, semble-t-il, de savoir s’ils jouent pour le Zénith de Paris ou pour ce tout petit rade. 
Et puis ils dansent. C’est peut-être le plus étonnant dans tout ça. Ils dansent avec ce qui leur reste, le torse, les bras, le cul ; ils tortillent tout ce qu’ils peuvent, et ça pourrait être drôle ou sonner faux (souvenez-vous de ça) mais en fait c’est très beau. Sur le côté, un type dont le survêt jaune poussin n’est rempli que d’un côté fait sur sa chaise des bonds impressionnants. Il paraît que c’est un des musiciens du groupe. Peut-être qu’ils n’avaient pas assez de place sur cette petite scène pour son enthousiasme débordant.Son voisin, venu lui aussi en fauteuil à roulettes, est descendu de son perchoir et danse à quatre pattes par terre avec un air réjoui. Lui est ridicule, mais c’est parce qu’il est saoul comme un âne. Il se cogne dans les tables, renverse les bières, bouscule les spectateurs, jusqu’à ce que la serveuse le chasse vers sa chaise en l’engueulant comme un enfant. Il prend l’air contrit mais on sent que la pulsation l’anime toujours, incontrôlable. Deux minutes plus tard, il redescend de son siège et se remet à sauter partout.
Tout ça dégage une bonne humeur puissante, communicative et bon enfant. C’est la cour des miracles. Les paralytiques dansent. Les autres aussi.
Et en sortant on dit merci.

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