Tirana rocks

Tu vas pas sortir comme ça quand même

Au Musée National Historique, des musiciens juchés sur une scène rouge jouent des thèmes traditionnels. Clarinette sinueuse, mesures composées, voix tendues sous de petits galurins de feutre coniques. Devant l’estrade, des écoliers en costume sautillent avec plus ou moins de grâce, main dans la main, par petits couples. Personne, dans le public ou sur l’estrade, n’a l’air tellement convaincu. La buvette fait des affaires.

Quelques heures plus tard, au sud de la ville, il y a le festival Rockstock. C’est dans la cour de l’Université des Arts, près du parc, à l’air libre. Grosse machine commerciale : la scène fait bien dix mètres de long, encadrée d’écrans géants où flambent guitares et logos de sponsors ; les enceintes, hautes comme des basketteurs NBA, crachent des décibels à m’en faire tomber le calcif.

Les musiciens qui se succèdent sur le plateau, tous des noms de premier plan dans les univers musicaux d’Albanie, de Macédoine et du Kosovo, ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils ont la cinquantaine bien tapée, la tronche d’Hugues Aufray, le bide à bière un peu tassé dans leurs jeans étroits. Des tee-shirts avec des loups et des motos, des lunettes noires, une voix mâle gravillonnée comme le bord des autoroutes de l’enfer : yeah, baby, rockers by the book. Leur musique est un curieux mélange de bluettes tartignoles et de ballades à grosses guitares façon Guns n’Roses, saupoudré du heavy metal plus tranchant d’Iron Maiden ou AC/DC. Le tout, délivré avec force jetés de crinière, sonne un peu daté à mes oreilles. Peut-être même un peu frelaté.

Ugh au frais

Mais le public se fout bien de mes analyses bobo-snobinardes ; il ne boude pas son plaisir, lui. Les mains levées, index et auriculaire en cornes, il saute, danse, reprend les textes à tue-tête sans se faire prier. Ce sont des étudiants pour la plupart, de beaux gosses tout en biceps travaillés, maillots moulants et minicrêtes, de grandes nanas gloussantes à jupes déraisonnables. Il y a même quelques hardos. L’un d’eux, juste à côté de moi, est équipé des bracelets à pointes de rigueur et d’une magnifique, exubérante tignasse frisée. Il a posé son verre de bière et, penché en avant, le poing serré, une jambe plantée devant lui dans le sol que font trembler les basses, il la secoue avec application. Des effluves de shampooing montent vers moi. Il a le poil aussi soigné qu’un caniche de concours.

Je le retrouve à la sortie du festival. Il est avec un pote, un grand chauve en t-shirt Metallica. Tous deux quarantenaires, bedonnants, un peu saouls, infiniment gentils et curieux. On discute en cheminant à petits pas vers le centre. Voilà quinze ans qu’ils courent les festivals rock d’Europe pour écouter leurs icônes, la clique des Judas Priest et des Deep Purple, toute une génération de groupes dont les chanteurs, aujourd’hui, tendent comme eux à la calvitie et l’embonpoint.

Pourquoi cet attrait pour une musique qui n’a plus rien d’actuel ? Les deux complices se marrent : ils ont fêté leurs dix-huit ans sous le régime d’Enver Hoxha. A l’époque, tandis que l’Europe adolescente se galochait en écoutant Don’t Cry, les chansons subversives étaient censurées, les cheveux longs et les t-shirts Metallica étaient proscrits. En fait, à peu près tout ce qui était vivant était interdit. « Enver Hoxha n’était pas très rock n’roll, tu vois ? »

Je vois. Si les Albanais se tabassent les tympans avec la musique d’il y a vingt ans, c’est qu’à leurs oreilles, les solos hargneux et les riffs à l’ancienne sonnent encore comme l’exercice de la liberté. Et dans vingt ans, alors ? Où seront-ils, mes acolytes de ce soir ? Où seront le goût du neuf, les doigts dressés vers le ciel noir, la joie violente à l’unisson des grattes ?

Je serre la pince aux deux types. On se tape dans le dos, on promet de se recroiser dans un concert ou dans un autre. On se quitte. On a bien partagé. Rock and roll is not dead après tout.

Geranium Rock

4 réflexions au sujet de « Tirana rocks »

  1. Comment peut-on aimer à la fois la musique traditionnelle et le rock? C’est très paradoxal, mais en fin de compte, c’est plutôt logique. Quand on a un peu marre de l’un, on écoute l’autre. Mais je pense que le traditionnel est toujours meilleur. Cela renferme beaucoup de sagesse contrairement à notre musique actuelle.

  2. J’aime bien les enfants avec ces costumes et qui dansent comme ça. On dirait des adultes mais en même temps on voit bien que ce sont des enfants aussi. Par contre, je n’aime pas trop le rock.

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