La dame de Shëngjergj

La roueElle nous considère en roulant une cigarette entre ses mains d’ourse, une grosse clope chevelue de troupier. Elle a la peau recuite, l’œil clair et le port bien droit, comme enraciné en terre, de ceux qu’une vie de besogne a rendus vraiment forts.

— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Ben, on pique-nique.
Etonnement. Sur le talus, assis au bord d’un chemin de campagne, comme ça, comme des pauvres ? Des étrangers, en plus ! Quel plaisir peut-on bien y trouver ?

Elle allume son barreau de chaise. Son âge est difficile à évaluer. Cinquante ans ? Moins ? On ne peut pas toujours se fier au nombre de dents — en l’occurrence plutôt réduit — qui reste en façade.
— Vous voulez un lait de chèvre ?
Nous refusons poliment. Elle s’éloigne sans un mot, revient quelques minutes plus tard avec trois verres. Le lait est encore tout chaud, un goût de crème et de noisette. Pendant que nous essuyons nos moustaches blanches, elle revient à la charge :
— Vous viendrez bien prendre le café à la maison ?

Chez elle, il y a son mari, un monsieur étroit et sourd comme un pot qui, malgré la température estivale, porte un pull en laine et un pantalon de toile rêche. On s’installe à table avec lui, dehors, devant la maison ruisselante de soleil. Café turc épais à le mâcher, re-lait de chèvre, chocolats passés à la ronde. Le vieux papa s’enquiert à tue-tête :
— Vous voulez du sucre ?
— Non, merci, Monsieur.
Alors, à sa femme :
— Oh ! Va chercher le sucre !

Voilà le paquet sur la table et le bonhomme qui nous fait signe de taper dedans. On y va avec parcimonie, une demi-cuillère chacun, il s’en offusque : prenez-en, puisqu’il y en a ! Puis nous tire le paquet des mains et verse dans nos tasses de quoi carier un bus d’enfants. On ne mégote pas avec l’hospitalité, ici. Le Kanun1 dit : « La maison d’un Albanais appartient à Dieu et à l’invité. »

Mais nous sommes un peu gênés, nous, de ces prodigalités, les petits plats dans les grands, la meilleure place et les meilleurs morceaux, la constante attention, la sollicitude un chouïa encombrante qui n’admet pas de refus. Encore du café ? Un raki peut-être ? Et pour la petite ? On pourrait la promener, voulez-vous qu’on aille chercher le cheval ? On ne sait comment refuser, on ne sait comment rendre, on a peur d’abuser. Notre mesquinerie de bourgeois se cabre devant tant de gratuité. Que nous sommes bêtes…

Car c’est bien là le moins naturel, pour nous : crever la bulle, quitter le chemin, se laisser détourner, porter, choyer, dire oui, entrer chez l’autre, ouvrir toutes grandes ses propres portes et fenêtres, effeuiller une à une les pudeurs qui enlisent, et risquer la rencontre sans autre objet qu’elle-même. Se rendre, en un mot, disponible.

Ça s’apprend, peut-être. On n’en a jamais fini. C’est l’exercice de la liberté. C’est l’autre nom du voyage.

1 Code d’honneur vieux de cinq siècles, qui a longtemps régulé la vie en société albanaise. Riche, souvent plein de bon sens. Un brin macho. (retour)

Illustration : La roue, Thierry Vernet

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