Autour des filles

136

— Et tu es installé où, en ce moment ?
— Rue 136, près du fleuve.
(il se bidonne)
— Qu’est-ce qu’il y a de si marrant ?
— C’est la rue des putes !
Et c’est vrai qu’à la réflexion elles étaient un peu courtes, leurs jupes.

Mais il faut laisser venir la nuit pour vraiment s’en rendre compte. De jour, la rue 136 ressemble à n’importe quelle autre rue du quartier, circulation absurde, épiceries et bars, un hôtel ici, une guest house là, des touristes en goguette, une ligne de ciel au-dessus, et le Mékong immense au bout. Ce n’est que le soir, quand la bière commence à irriguer les terrasses, que les hôtesses sortent sous les enseignes rouges. Minijupes et décolletés, gabarits menus, talons hauts. Elles ne racolent pas, ou peu. Parfois un petit Helloooooo nasillard dans mon sillage, quand je passe seul. Elles discutent entre elles, juchées sur des tabourets de bar, business as usual, au fond plutôt discrètes.

Ce qui l’est moins, c’est la petite galaxie qui gravite autour d’elles. A cette heure tardive, ce sont pour moitié des backpackers, des jeunes souvent avec leurs sarongs poussiéreux, leurs tatouages plus ou moins tribaux et leurs appareils photo de riches. Ils picolent la bière pas chère, traînent leurs Birkenstock le long des rues, bronzés, barbus, un peu craspecs. Leurs efforts pour faire local ne les empêchent pas d’être repérables à trois cent mètres de distance, ni de se faire arnaquer sur les courses en tuk-tuk.

Les autres, les  clients, sont plus vieux. Bedaines, calvities. Ils passent par tout le large spectre des couleurs de peau, du noir foncé des Tamouls à l’écarlate des Occidentaux – sous la ceinture, pas de frontières. On les croise en petits groupes masculins, le regard tourné en coin vers la chair étalée en terrasse, ou bien qui déambulent, une jeunette au bras. Puis aux balcons des hôtels, plus tard, à fumer des clopes débraillées dans des robes de chambre à logo.

Il y a aussi les cramés. Ce Français squelettique, par exemple, qui faisait la manche au coin de la rue 136 et du quai Sisowath, assis au milieu du passage dans son marcel douteux. Les passants le regardaient avec curiosité : au Cambodge, on n’en voit pas si souvent, des clochards. Des mendiants aux terrasses, quelques fous qui dansent au milieu des ronds-points, mais peu ces pauvres types qui scotchent sur les trottoirs et sous les portes cochères. De toute façon il n’y a ni trottoirs, ni portes cochères.

On ne sait jamais trop quelles trajectoires tordues les ont échoués là, ces efflanqués qu’on retrouve dans toutes les rues 136 du monde. On se doute bien pourquoi ils restent ; c’est toujours la même histoire, en Afrique ou ici, la bière ou le whisky, l’argent qui vaut plus, les repères qui valent moins, les filles… Toujours la même histoire de la flamme et du papillon de nuit. Ils brûlent doucement au fond de leurs bars sordides, l’œil cave, la joue creuse, les illusions au fond du verre. Leur misère est peut-être moins pénible au soleil.

Il y a déjà six semaines que nous avons quitté notre quartier d’accueil pour un autre, plus calme et considérablement plus ennuyeux. On n’y croise que du Barang respectable, propre sur lui, en famille. De marcel douteux ou de piercing dans les naseaux, point. De minijupes encore moins. Il faut bien assumer son statut, ses besoins de bourgeois. Mais l’atmosphère crapuleuse de la rue 136 me manque un peu tout de même, les putes immobiles au centre de leur galaxie de noctambules, les néons trop vifs, la musique trop forte, ce grand bas-ventre urbain au creux duquel, un temps, nous nous sommes endormis.

Et cette drôle de sensation qu’on y avait, inexplicable à deux cent kilomètres de la mer, d’habiter dans un port.

3 réflexions au sujet de « Autour des filles »

  1. Craspecs ça résonne sans s’arrêter.
    Et c’est vrai qu’au début de sa carrière, on disait de Charles Aznavour qu’il avait l’air malade.

  2. « Il n’est pas rare qu’un fils de Directeur de Zoo naisse les pieds palmés. C’est néanmoins, comme tout malheur, une surprise »

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