Docteur Sokrat, je présume ?

Modernitude

Ce qui frappe d’abord, quand on arrive à l’hôpital Mère Teresa de Tirana, c’est le monde. Le CHU est grand comme un aéroport, mais il est aussi surpeuplé qu’un marché aux poissons. Les lycéens sont en troupeaux, les hommes avec leurs femmes, les femmes avec leurs enfants. On croise des familles au grand complet, parents, oncles, tantes, cousins, marmots braillards en habits du dimanche. Elles poussent devant elles, en graves processions, d’antiques fauteuils roulants où bavochent de beaux petits vieux ridés comme des pruneaux. Des mendiants assis par terre tendent la main à la cantonade. On cause, on se marre, on s’engueule, on prend le soleil, on pique-nique et – comme partout – on fume énormément. Des médecins traversent tout ça avec une majesté de paquebots, l’air académique et pressé ; leur blouse grande ouverte flotte derrière eux comme une aile blanche, et d’importants stéthoscopes s’étalent sur leurs poitrails velus.

Au bâtiment des consultations, c’est la foire d’empoigne. Pas de panneaux, pas de plans. Lorsque j’y entre, la préposée du comptoir d’accueil essuie le feu nourri d’une rombière qui lui brandit des radios sous le nez. Je prends place derrière elle. En deux minutes, trois personnes trouvent le moyen de s’insérer devant moi – car pour la plupart des Albanais, les files d’attente, c’est comme Dieu et le code de la route : ça existe, peut-être. J’abandonne, m’approche du gardien qui clope dans un coin : le docteur Sokrat ? Oui, deuxième étage. J’y vais. Couloir, escalier, couloir, palier, escalier, couloir. Du monde devant une double porte. Elle est gardée par une jeune fille fatiguée qui semble jouer le même rôle qu’un videur de boîte de nuit. Le docteur Sokrat ? Cer(ne)bère me laisse passer. Encore un couloir. Toujours pas d’indications. J’attrape une infirmière : le docteur Sokrat ? Elle m’indique une porte semblable à toutes les autres. Trois personnes y font déjà le pied de grue. Je prends place, salue poliment, mon accent étranger étonne ; la belle hospitalité albanaise se met en route, on prendra ma défense si un malin veut me doubler.

Le Docteur Sokrat parle français. Souriant et grisonnant, sympathique en diable, il torche vite fait la consultation puis, heureux sans doute de ce court répit dans sa journée de forçat, il s’attarde à bavarder quelques instants. Il y a une vingtaine d’années, quelque temps avant l’ouverture du pays, il a quitté Tirana pour étudier à Paris. Il dit l’étouffante Albanie de l’époque, l’arrivée en France, la liberté inconcevable, les potacheries de salle de garde, un vol de piano à Lariboisière. Puis le retour au pays, la chute du régime, le bordel partout, la violence, les balles perdues. Il a l’air heureux de pouvoir raconter tout ça à quelqu’un qui connaît les deux bords. « J’aime la France », me dit-il, l’œil brillant comme s’il parlait d’une fille. Elle me touche, sa déclaration. Pourquoi les étrangers savent-ils mieux aimer la France que les Français eux-mêmes ?

On commence à maugréer dans le couloir. J’attrape ma veste. Où dois-je payer ? Le médecin esquisse un sourire : « Hum, vous savez, ici c’est l’Albanie, hein, personne ne vous poursuivra si vous partez comme ça ». J’insiste. « Bon. Allez au -1, demandez Maïlinde. »

Je m’y rends illico. Maïlinde ? On me pointe du doigt une porte devant laquelle se chicane une presse compacte. La compétition a l’air rude : la dame dont c’est le tour, arc-boutée contre la porte, les deux bras écartés pour éviter toute resquille, est en train de rabrouer vertement un grand bonhomme qui lui montre des résultats d’analyse – dans l’espoir de lui prouver, sans doute, qu’il est plus malade qu’elle. Ca n’a pas l’air de l’émouvoir. Je prends place, m’insère, patiente, me rapproche centimètre par centimètre. Je commence à maîtriser l’art délicat de me coller suffisamment à mon voisin pour ne pas me laisser doubler, sans toutefois avoir l’air de chercher l’accouplement. Je me laisse aller à l’optimisme… Hélas, alors que je suis tout près du but, la porte s’ouvre, une infirmière sort, on me bouscule, un mini-pugilat se joue derrière moi, et soudain, comme par magie, il y a deux nouvelles dames calées devant moi. Elles doivent bien peser dans les cent quatre-vingt kilos à elles deux.

Une grosse Rom à l’entrée récupère, incrédule, l’argent de la consultation.

Au fond, l’hôpital de Tirana est un outil de diagnostic : y survivre, c’est se prouver qu’on n’était pas si malade que ça.

4 réflexions au sujet de « Docteur Sokrat, je présume ? »

  1. Je plussoie le com de Manu. J’espère aussi que tout va bien, on va rarement à l’hopital par plaisir, mais bon à priori tu n’es de toute façon pas si malade que ça 😉

    Bises

  2. Complimenteurs, plussoyeur, merci !
    Oui, ManuP, j’ai fait bien attention à ne pas remettre les pieds à l’hosto et depuis ça va très bien.

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