Les cheminées du Caire

Il fume bizarrement mais c'est pour la photo

Pour aller d’Addis Abeba à Tunis, il faut prendre deux avions Egyptair, marqués l’un comme l’autre de la tronche stylisée d’Horus. A bord on ne boit pas d’alcool, et avant le décollage une voix profonde prononce la prière des voyageurs (du moins je le suppose ; si quelqu’un peut m’expliquer son contenu en détail, qu’il me fasse signe). Sinon, les plateaux repas ont les mêmes Vache qui Rit, les mêmes petits pains anémiques et la même sauce salade blanchâtre que dans n’importe quel autre avion.

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Interlude informatique

Vous connaissez Google Ngrams ?

C’est un outil qui permet de mesurer, dans l’énorme masse de publications parues entre 1900 et aujourd’hui, la proportion de celles qui contiennent un mot ou une expression donnée. Par exemple, si je fais une recherche sur « nucléaire », il me sort une courbe qui reflète la fréquence d’apparition de ce mot dans les livres, journaux, etc. au fil des années (avec un beau pic pendant la Guerre Froide).

Cet outil merveilleux, quoique actuellement proposé en version de test, permet déjà d’aborder un certain nombre de questions essentielles.

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Lettre ouverte à Eric Lange


[Il y a une semaine, je suis passé dans l’émission d’Eric Lange, sur le Mouv’. Eric y appelle, depuis son studio, des gens en France  et autour de la planète. Il discute quelques minutes avec chacun, comme ça, comme s’ils étaient à côté de lui dans un bistro. Je me souviens d’avoir entendu plusieurs fois l’émission très semblable qu’il animait auparavant sur France Inter, et d’avoir beaucoup voyagé à travers ces petites tranches de vie du bout du monde.

Forcément, quand j’ai appris que j’allais intervenir dans son émission, j’ai sauté de joie : ça voulait dire que j’étais passé de l’autre côté du poste !

Seulement voilà : les quelques minutes que j’ai passées dans l’émission ont été un peu décevantes. Eric m’a abordé sur des questions idéologiques, pas inintéressantes mais parfaitement impossibles à traiter en cinq minutes.

Comme ça m’a un peu frustré, je prends ici le temps que je n’ai pas eu à l’antenne]

Cher Eric,
A l’heure où je poste ces lignes, tu es en studio. Je doute que tu aies jamais le temps de les lire, mais je m’en serais voulu de ne pas les écrire.
Je reprends donc là où nous nous sommes arrêtés vendredi dernier, je cite : « Matthieu nous lance un bon vieux débat avant le week-end : les microcrédits sont-ils efficaces ou enfoncent-ils les pauvres dans un système qui les a déjà rendus pauvres ? ».
D’abord, je n’ai rien lancé du tout… Le débat, c’est toi qui l’as lancé (après que j’aie raccroché, ce qu’au passage je n’ai pas trouvé très loyal). Mais mettons ça sur le compte de la rhétorique et répondons à la question.
1 – Les microcrédits  sont-ils efficaces ?
Non, le microcrédit n’est pas efficace en soi. Il est aussi idiot de présenter le microcrédit comme remède absolu à la pauvreté que de le dénigrer comme moyen de faire du fric sur le dos des pauvres. Le microcrédit,  c’est un instrument qui n’est efficace que si  les prêteurs font leur métier sérieusement (c’est un métier très délicat) et si les emprunteurs sont de bonne foi. Quand ces deux conditions sont là, c’est un levier formidable qui contribue à améliorer, parfois de beaucoup, la situation des clients. Quand c’est fait n’importe comment, c’est comme l’aide humanitaire appliquée sans discernement ni contrôle : ça donne n’importe quoi.

2 – Les microcrédits enfoncent-ils les gens dans un système qui les a déjà rendus pauvres ?
Ah bon ? C’est le capitalisme à lui seul qui a appauvri les africains ? Quid des dictateurs, des administrations corrompues, des sécheresses, des guerres, de l’assistanat entretenu par certaines formes d’aide, du poids de la colonisation ? Tout ça c’est le capitalisme ? Et le microcrédit serait un moyen de répandre ce grand méchant Système, source de tous les maux du continent noir ? Excuse-moi, Eric, mais même si je pense effectivement que la rapacité des états et des groupes industriels occidentaux n’est pas pour rien dans l’état lamentable de certains pays, ça me paraît téléphoné (ha ha). Et un peu dommage, aussi : j’aimais Allô la Planète parce que tu y écoutais les gens. Ils racontaient leur environnement, leurs amusements et leurs indignations, la différence, la tolérance et le grand jeu de l’adaptation. En mettant leur expérience à la portée de tous, vécue vraie vraiment par des gens comme toi et moi, l’émission cassait du préjugé. Vendredi dernier, j’ai eu plutôt l’impression que tu cherchais à en créer.
Et puis, il y a tant à raconter sur Kinshasa et nous en avons si peu parlé… Allez, je me rattrape un peu parce que ça me démange. Je te dirai que les kinois sont bien habillés même lorsqu’il crèvent la faim ; que les musiciens du Congo sont si doués qu’on les écoute partout sur le continent (et même qu’ils remplissent régulièrement le Zénith de Paris avec les congolais de la diaspora) ; qu’on n’y parle politique qu’à voix basse ; qu’au centre ville de la capitale des gamins de 12 ans traînent sur les avenues, volant à l’arraché les congolais comme les expatriés, et qu’on se demande ce qu’ils feront à 25 ans. Je te dirai qu’il y a au quartier de Kitambo un petit théâtre qui s’appelle le Tarmac des Auteurs, qui produit des théâtreux et des danseurs de grande qualité avec des moyens minuscules et un courage certain ; que le Congo est le seul pays au monde où vivent l’okapi et le bonobo ; que les églises du réveil y sévissent avec une ampleur toujours plus grande ; et qu’enfin Kinshasa est une ville charmante et sale, bruyante et généreuse, à laquelle on s’attache sans comprendre très bien pourquoi.
Voilà. Cela sort un peu de mon registre habituel dans ces pages mais depuis vendredi dernier, j’en avais envie. Sans rancune, évidemment.
Bien à toi,
Matthieu

Out of Kinshasa

Nous rentrons de Zambie.

C’est un drôle de voyage. On prend l’avion, puis un autre avion plus petit, puis la route, puis la piste. Au bout du chemin, un improbable camp semé de grandes tentes confortables, et au milieu un bar/restaurant. On peut y boire une bière en terrasse comme si on était rue Oberkampf, avec des éléphants à la place des voitures et des singes en guise de passants. Les girafes font les lampadaires, les platanes sont des arbres à saucisses ornés de lourdes biroutes grises et de fleurs rouge sombre. Le quartier est vraiment sympa.
Et la nature environnante est pleine de prodiges. Le vervet monkey a les couilles bleu azur. L’hippopotame promène sous l’eau son grand tonneau de corps. Entièrement immergé, il galope sur le fond de la rivière avec la grâce légère d’un astronaute sur la lune – attitude irresponsable qui ne l’empêche pas d’être socialement schizophrène. Le zèbre est pétomane ; le chimpanzé moyen est plus expressif qu’un homme barbu. Les termites cultivent des champignons dans de petites montagnes qui durent plus de cent ans. Le léopard se déguise en impala. L’enfant babouin a un parrain.
Mais moi, je trouve que rien ne dépasse en poésie l’éléphant. Il a de grandes oreilles flottantes battant lentement comme des voiles, quatre grosses pattes en porte-parapluie, des yeux doux de fille aux longs cils clairs, une grande tête placide à la peau grise de grand-mère. Il produit pensivement des bouses épaisses comme des dictionnaires en absorbant par l’autre côté des quantités formidables d’herbe fraîche, qu’il cueille adroitement avec le nez. Il est grand et gros et miraculeux, pataud, délicat et puissant. Il porte à la contemplation. Il me manque déjà.
Plusieurs fois, nous nous sommes promenés au petit matin dans le parc naturel voisin, à pied, précédés d’un guide. Sans poils, sans griffes, sans crocs, sans ailes et sans sabots, sans trompe ni venin, je me suis senti tout nu malgré mon bob Tusker*.

Le temps est plus long dans ces promenades que dans les virées en voiture, où l’on vrombit d’un animal à un autre dans le cliquetis des appareils photos. On marche un peu et l’on s’arrête beaucoup. On écoute, on touche, on goûte. Le guide lit pour nous dans les signes de la nature comme un interprète le ferait d’un texte hébreu. Les mains derrière le dos, on admire en silence un crâne de pachyderme, une plante bizarroïde, un insecte inquiétant, une trace de lion, des cacas d’animaux variés. Ça vous paraît un peu décevant ? Vu comme ça peut-être… Mais mal réveillés dans ce petit matin frileux, au milieu d’une savane toute plate aux arbres tordus, lumineuse, rose et jaune pâle, il n’y avait plus qu’une chose de vraie : on ne trouve pas de limite à la beauté du monde.

* Le bob Tusker habille les beaufs kenyans comme le bob Ricard habille mon beauf

A l’Île aux Moines

A Kinshasa tout est exagéré. La ville n’en finit pas ; ses rues défoncées s’étendent sur des kilomètres ; seul le flot immense du Congo l’arrête net au long de ses berges sales. C’est la capitale démesurée d’un pays gargantuesque. Les fleuves y sont des mers et les forêts des continents. Les orages y tonnent comme au jugement dernier, les pluies inondent les rues et emportent les gens. Les pauvres s’y habillent comme des princes et les pasteurs comme des empereurs. Et son peuple pacifique, souriant, ouvert, mélomane, brûle de temps en temps un pauvre type pour son petit déjeuner. Mais je quitte le Congo pour le temps des vacances, et le Golfe du Morbihan m’accueille dans ses bras verts et bleus, et tout ce qui me dépassait là-bas me parle ici et me rassure.

Tout tient dans ce nom breton, Morbihan, Petite Mer. C’est une grande piscine qui se vide et se remplit, chaque jour deux fois, inlassablement : une baignoire d’horloger. Des îles y surnagent qui tiennent dans le creux de ma main. Ce ne sont pas les chapelets innombrables de l’Indonésie, ni les îlots bagués de sable blanc du Pacifique. Ce sont des langues de terre, de gros sable et de goémon posées sur l’eau, coiffées d’un bouquet de pins et, par endroits, d’un dolmen qui leur fait comme une grande dent solitaire dressée vers le ciel changeant. Elles sont modestes et saisissables. Elles sont belles comme une belle fille qui ne s’est pas maquillée.

Au-dessus d’elles s’étend le ciel le moins ennuyeux du monde. Il change tout le temps. Rarement tout à fait bleu ou tout à fait gris, il construit au gré des vents des mosaïques de nuages et de soleil frais, variant à l’infini les éclairages et les ambiances. La mer lui répond. Elle s’accorde aux nues comme les chaussures d’un sapeur congolais à son chapeau. Grise un instant, vert toxique le suivant, bleu sombre sous la pluie, rouge dans l’éclat du couchant.

La beauté du Golfe est d’une nature différente de celle, titanesque et effrayante, des orages équatoriaux.  C’est une beauté qui se laisse appréhender avec le temps, sans tapage ni ostentation, et qui ne donne sa pleine mesure que si l’on prend le soin d’y prêter attention. Elle est si subtile qu’elle fait le désespoir des peintres.

Dans ce pays de sable, de genêts et d’eau salée on se promène avec bonheur. On navigue avec prudence, à cause des bancs de sable et des courants puissants. On ne se baigne qu’avec un certain courage, même au mois d’août. Et on ne repart qu’à reculons.

Justement, demain, je rentre. Je me jette à nouveau dans la gueule brûlante de la grande ogresse qu’est Kinshasa. Si elle essaye de me croquer, elle aura du sable entre les dents.

Avant de commencer…

Mbote na bino les aminches,

Avant de poster mon premier message, qui est en retard comme toutes choses ici à part la saison des pluies, je vous dois quelques explications :

  • Il n’y aura pas, ou très peu, de photos. Un décret interdit en effet de photographier quoi que ce soit dans Kinshasa, et avec mon appareil photo gros comme un néléphant il m’est difficile d’être discret. Je vais faire ce que je peux avec mon téléphone portable, tâcher de décrire le reste avec des mots, et pour le reste vous n’aurez qu’à venir, na.
  • Le titre du blog est un vieux proverbe lingala qui signifie « Dieu ne dort pas », ce qui équivaut à peu près à notre « La roue tourne » ou encore «On est dans une merde noire mais on a même pas mal». Je l’aime beaucoup parce qu’il est joliment formulé et parce qu’il va bien à ce pays. J’espère qu’on verra pourquoi dans ces pages.

Les commentaires vous sont ouverts. Si vous voulez en savoir plus sur un sujet ou un autre, crier votre joie ou expectorer vos griefs, dire coucou, faire partager à chacun vos mots zailés, c’est là que ça se passe.

Bonne lecture !