Le jeu des sept erreurs

Ouaf

C’est le matin. Il ne fait pas encore vraiment chaud. Aux terrasses déjà remplies, les gens rincent leur nuit dans un cappuccino. Nous partons à la crèche, moi derrière, elle devant.

Dans le parc, le mendiant Rom à barbe blanche a déserté son carton le temps d’une lessive. Il dort, allongé dans l’herbe, à l’ombre du banc public où sèchent ses fringues. Un sourire flotte sur sa bobine tannée. Il a l’air bien. Je me demande à quoi il rêve.

Un peu plus loin, des employées municipales en blouse verte déplacent la poussière du chemin en discutant avec animation. Le bouquiniste a disposé le long de l’allée ses vieux volumes et, assis sur un carton, dispute une partie d’échecs avec le vendeur de popcorn. Deux chiens errants les regardent jouer, assis juste hors de la portée d’un coup de latte. Ils ont l’allure flegmatique et vaguement ennuyée de ceux qui ont toujours été là. J’aime leur roublardise, leur démarche oblique de gros crabes pelés, leurs yeux chassieux et tristes qui ont tout vu.

On passe la rivière. Quartier de ministères, de riches. Leurs grosses voitures descendent le large boulevard en tâchant d’écraser un maximum de piétons. Des filles pavoisées slaloment entre les pare-buffles avec agilité, s’élancent à travers le parvis de la pyramide sur leurs talons immenses et malpratiques, la bouche rouge, le regard invisible derrière leurs grandes lunettes de soleil, les seins durs pointés devant elles comme des baïonnettes. J’évite soigneusement la collision. On se casserait les dents sur ces mamelles de Valkyries.

On approche. Au carrefour de l’avenue Themistoklu Gjërmenji la marchande de fleurs sur son tabouret. Le gros bonhomme casquetté qui fourrage chaque matin dans la benne, avec son cintre déplié, de nouvelles ordures. Bonjour ! Bonjour. Dernier virage, la sonnette, la grille colorée qui s’ouvre. Salut, bien dormi, fait déjà chaud hein. Elle a mangé ? Elle a mangé. Une petite main s’agite, au revoir. Je couvre d’un sourire le minuscule arrachement quotidien et repars vers mes pages blanches.

Puis soudain c’est la fin de l’après-midi, le soleil mord dans les peaux à belles dents, le goudron fond, la sueur mouille les fronts, chaque poubelle pue comme cent mille charognes. La ville rissole et nous rentrons, moi derrière, elle devant, dans la lumière impossible.

Le type à casquette n’est plus dans la benne à ordures. Il est assis juste à côté sur un coin de trottoir, en compagnie d’un jeune homme maigre et d’un litron de raki dans une bouteille en plastique. Tous deux hilares rugissent en chœur un refrain de chez eux. Ils chantent comme des casseroles. Une passante bien mise les fusille du regard. Ils s’en branlent complètement : le temps que durera la bouteille, ils sont rois.

A quelques mètres de là, le tabouret de la marchande de fleurs est occupé par un vieux monsieur chapeauté, très élégant. Son mari sans doute. Parfois il dort, les mains croisées sur son veston, le nez dans ses amaryllis. Pas aujourd’hui. Bonsoir ! Bonsoir.

Du sommet de la pyramide, des enfants désœuvrés regardent passer les Valkyries fraîchement libérées de leurs ministères. Elles ont l’air fatigué. La bouche moins rouge, la poitrine moins belliqueuse, elles se tordent les chevilles sur les pavés inégaux. Ce n’est pas de tout repos d’être une femme, ici. Tout ce machisme crétin, tous ces trous dans les trottoirs.

Enfin c’est le parc. Le bouquiniste n’a rien vendu. Il est assis au même endroit. Son échiquier a disparu, et avec lui le vendeur de popcorn, les balayeuses, le Rom et ses habits. Eparpillés on ne sait où. Le soleil a baissé, Clémence a grandi d’un quart de millimètre, je suis plus vieux d’un jour, de quelques pages. C’est passé dans un souffle. Et ce serait peut-être le vertige s’il n’y avait, fidèles à l’ombre des grands tilleuls, les truffes lasses et les yeux centenaires des chiens de gouttière de Tirana.

3 réflexions au sujet de « Le jeu des sept erreurs »

  1. He he super j’ai rattrapé mon retard. En effet bravo pour le récit hospitalier ! Sinon j’ai déjà eu 1,5s de tremblement de terre, à Lecco : la seconde et demi la plus longue de ma vie ! Le plus impressionnant, c’est le plancher qui vacille alors que je n’étais qu’au deuxième étage…

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