L’aigle

Ferry désaffectés sur le Lac de Koman

Les gens d’ici n’en finissent plus d’épiloguer sur le dernier Serbie-Albanie. La rencontre se jouait à Belgrade il y a déjà deux semaines. Quelques minutes avant la mi-temps, un drone tirant un drapeau de la Grande Albanie est entré sur la pelouse, un joueur Serbe l’a attrapé au vol, des Albanais lui sont tombés dessus. Coups de poing, insultes, irruption des supporters ultras sur le terrain, projectiles, foire d’empoigne et fin du match.

Depuis l’incident, les réflexions nationalistes les plus balourdes envahissent les ondes et les conversations. Tandis que les relations diplomatiques tournent en eau de boudin entre les deux pays, on me tient de longs discours très érudits dont le fond se résume le plus souvent à ces deux propositions : « Ah bah ouais mais bon, c’est eux qu’ont commencé » et « Toi t’es étranger, tu peux pas comprendre. » Ils m’énervent, tous ces tueurs de débat, avec leur logique de commentaires YouTube, leurs vérités toutes faites, leurs drapeaux épidermiques, et puis cette peur violente d’on ne sait quoi qui les fait aboyer comme des chiens. Vous me direz qu’on a les mêmes à la maison. Les bas du front sont partout. Il n’en sont pas moins dangereux.

Bref. Pendant que l’Albanie bannit des Serbes acerbes, je m’en vais à Shkodra rendre visite à la famille Molla, avec qui je suis lancé depuis peu dans un nouveau projet d’écriture. Je passerai les voir régulièrement jusqu’à l’été. Il y a tant à dire sur cette drôle de famille, ses racines et sa région que je ne suis pas très sûr de ce qui en sortira. On verra bien.

Pour l’heure nous sommes jeudi soir, il fait nuit noire et on prend l’apéro dehors, assis dans le rond de lumière tombé d’une ampoule nue. Le grand-père tire sur sa pipe. C’est un vieux monsieur de quatre-vingt cinq ans, les yeux clairs dans une trogne burinée, un peu confit dans l’alcool et la fumée. Autour de la table il y a aussi son petit-fils Mario, un oncle et un ami de passage. Tous fument comme des cheminées d’usine. Un nombre considérable de cousins gravite autour de nous avec une timidité inversement proportionnelle à leur âge. Pas de femmes : elles s’activent en cuisine.

A part Mario, personne ici ne comprend très bien mon intérêt pour la vie sans luxe, les maisons sans chauffage, les montagnes sans électricité des Alpes albanaises. On répond néanmoins de bonne grâce à mes questions. Souvenirs et anecdotes poussent dans les verres de raki. Au bout d’un moment le grand-père, qui jusque-là n’a rien dit, se tourne vers moi et me pose une question. Mario traduit mais j’ai compris : « Tu as vu le match ? » Je souris poliment et change de sujet.

On parle du Dukagjin, la région d’origine de la famille. Un univers beau et austère de montagnes abruptes et d’eaux courantes, très difficile d’accès, peuplé de tribus farouchement attachées à leur terre et à leurs traditions. Nombre d’entre elles, comme les Molla, ont émigré vers la ville, au moins pour passer les hivers. Pas besoin d’en chercher la raison bien loin.
– Vous vous souvenez de votre enfance ?
– Oui, dit le grand-père. C’était dur.
– Pourquoi ?
Il réfléchit avant de répondre. Un seul mot : « Malit. » Les montagnes.

Puis on évoque les transformations à l’œuvre dans la région, la modernité galopante, l’exode, l’Etat qui fourre son nez partout. Mario se lance dans un véhément plaidoyer pour le développement du tourisme. Cela fait trois ans que sa petite entreprise promène visiteurs albanais et étrangers sur le lac de Koman, près de leur village d’origine, mais autour de lui personne ne croit vraiment à son projet. Les gens vont se lasser, non ? Mario se désole. « Ils croient que ce sont toujours les mêmes qui reviennent… »

On rentre dîner. Les hommes s’asseyent à table. Les femmes et les filles, tassées sur un canapé-lit, grignotent une assiette de fromage et quelques poivrons grillés. « Les cuistots n’ont jamais faim, » rigole-t-on en me resservant un coup. Pour ma part, je n’ai plus très soif. On pique au petit bonheur dans les assiettes disposées sur la table, en moquant l’oncle qui est un peu poivrot. La soirée s’étire. Je commence à fatiguer. Il est tard, et puis tout ce raki…

Enfin le repas touche à sa fin. On rallume les cigarettes et les conversations. Au fond de la pièce, la grand-mère s’est endormie, blottie en chien de fusil entre deux petites-filles. Son visage émacié, son nez fort et aquilin lui donnent des allures d’aigle.

« Quand même, dit l’oncle. Ils ont été courageux, nos gars, de défendre le drapeau comme ça. »

4 réflexions au sujet de « L’aigle »

  1. Peut être qu’on l’a un peu perdue nous la fierté du drapeau depuis bientôt 70 ans ? Le vrai problème c’est le footchebōle (vision bien féminine) 🙂

  2. Mais dites donc, ca sent un peu la loose ce post. Allons allons, y a pas que le foot et le nationalisme brutal dans la vie. Un Raki et ca repart!

    • Ça sonne peut-être plus pessimiste que je ne le voudrais alors… Au fond je le trouve aussi attachant qu’agaçant, ce patriotisme obstiné, et puis la violence n’est (comme souvent) que le fait de quelques excités.

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