Sur le boulevard

Vendredi dernier, coincé dans un de ces embouteillages dont l’énorme boulevard du 30 juin a le secret, j’ai vu paraître à ma fenêtre, dépassant à peine, deux petits yeux sombres dans une tête noire. La tête avait au mieux sept ans. Les yeux en avaient mille. L’enfant me faisait signe de la main qu’il avait faim ; il voulait de l’argent. Je l’ai regardé, lui ai indiqué d’un signe de tête : non. Nous avons redémarré.
Il y a ici des légions de ces enfants, abandonnés par leurs familles parce que la mère est morte en leur donnant naissance, ou parce qu’ils sont malformés, ou qu’ils portent la poisse. Ma petite saynète dans la voiture est chaque jour cent fois vue, revue, toujours renouvelée.
Mais en repartant vers notre destination, laissant derrière nous le petit affamé, j’ai eu un choc lent et terrible. Pas parce que la vision d’un enfant de 7 ans errant au milieu des voitures en quémandant l’aumône est inhumaine. Elle l’est évidemment. C’est parce que je me suis rendu compte qu’on s’y habituait.
Kinshasa te fait cela, si tu n’y prends pas garde. Les tas d’immondices puent moins, le soleil brûle moins. L’horreur du coin de la rue perd de son acuité première pour se fondre dans le paysage urbain. On accepte passivement l’enfer des autres, non pas par raison ou aveu d’impuissance, mais par routine. Tout doucement, comme on vieillit : sans s’en apercevoir. On finit par admettre le fait qu’un être humain, à l’âge que l’on passe dans les jupes de sa mère, fasse la manche entre des monstres d’acier qui font deux fois sa taille, vêtu faute de mieux d’un t-shirt Mickey qu’il a enfilé comme un slip.
Il y a beaucoup de raisons pour vivre sa vie tout de même dans ce grand écart permanent, sans pourrir de culpabilité. Il est probablement inutile de les reprendre, tout le monde les connaît et la plupart sont au moins un peu valables. Mais les anges noirs à ma fenêtre crèvent la faim, et par les vitres de la voiture, le monde a parfois une sale gueule.

4 réflexions au sujet de « Sur le boulevard »

  1. Je te comprends tellement … Je suis même étonnée que tu aies tenu si longtemps sans pleurer ou crier.
    Ta présence est d'autant plus indispensable et je reprends en choeur Vive le microcrédit.

  2. Je crois que c'est Camus qui disait que « l'habitude du desespoir est plus terrible que le desespoir lui même »
    Vive le micro credit
    Poups

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