52

Je me souviens d’un soir, il n’y a pas longtemps, au Tarmac des Auteurs. Le Tarmac, ce sont quatre murs de parpaings nus dessinant un carré de terre, avec le ciel pour plafond. Au fond, un vieux container abritant un bureau. A l’avant, une scène. Entre les deux, quelques rangées de chaises en plastique blanc.

Le spectacle vient de commencer. Sur la scène, deux percussionnistes en habit traditionnel. Ils sont formidables de vitesse, de précision, de nervosité contrôlée. Les yeux fous, les mains floues, ils projettent au visage du public une rythmique hallucinée.

Alors, entrent les danseurs.

Six hommes et femmes aux gabarits hétéroclites qui dansent dans un ensemble parfait, à la fois enfiévrés et maîtres d’eux-mêmes, puissants, gracieux et denses. Ils tournent, tapent, sautent, s’exclament ; ils mordent dans l’air du soir avec des mains comme des lames et des pieds comme des marteaux. Extraordinairement présents, directement accessibles, ils s’adressent au public sans passer par son cerveau : c’est l’évi-danse.

Alors, entre l’orage.

Il se fait annoncer, l’orage, petit à petit. Des éclairs silencieux puis des roulements discrets, comme l’écho d’une bataille qui se passerait au loin, créent une sorte d’attente, une tension supplémentaire. Des nuages lourds, roulant lentement leur brume anthracite par-dessus le ciel noir, éteignent les étoiles une par une au-dessus de nos têtes.  Le vent se lève, tourbillonne dans l’enceinte fermée. Et la pluie commence à fines gouttes, mais le public ne bouge pas, attaché qu’il est sur sa chaise par les corps en mouvement des danseurs.

Enfin, c’est le déluge.

Alors le spectacle s’arrête, les artistes mouillés de sueur et leur public trempé de pluie se mêlent en réfugiés sur la petite scène bétonnée, on se rencontre, les discussions poussent, les Primus surgissent d’un congélateur, les pieds pataugent dans la boue collante et les rires fusent dans la fraîcheur retrouvée.

On entend vaguement, par-dessus le vacarme de la pluie et des voix, la musique du bar d’en face. C’est, je crois, Tshala Muana.

Comme tu vas me manquer, Kinshasa.

11 réflexions au sujet de « 52 »

  1. Voilà. C'était peut-être la dernière chronique kinoise, mais peut-être pas la dernière chronique tout court… J'ai une ou deux idées pour la suite mais j'ai besoin d'un peu de temps.

    A suivre, donc.

    Merci à vous tous qui avez lu et parfois commenté mes bêtises. Je n'aurais pas tenu deux articles sans votre regard et vos encouragements.

    A bientôt.

  2. Adieu donc, mon beau conteur du bout du monde….reviens-nous vite avec de nouvelles histoires qui nous transportent.
    Pendant un temps ces Friday-trip vont bien nous manquer.
    Bonjour Matt le Parisien, j'ai hate de te serrer dans mes bras.

  3. 52 comme cinq jours de boulot et deux pour savourer.
    52 comme les semaines d'une grosse année.
    52 comme ces petits-et-grands plaisirs que tu nous as offerts.
    52 comme la température du corps en transe.

    J'ai la gorge un peu serrée ; pourtant, sûrement, bien moins que toi.
    Merci-merci. Cinquant-deux fois merci.

  4. ici il y a pina bausch revisitée par wim wenders, sur les ecrans, dans les salles (celles qui ont un toit). ca ne remplacera pas tes danses kinoises sous les cieux diluviens, mais ca t'offrira peut etre quelques moments lumineux pour adoucir le choc frontal du retour!

  5. Zut, tu pars ? Nous aurons passé l'année à nous croiser sans jamais prendre le temps de bavarder autour d'une Primus ? (même ce soir là, au tarmac).
    Non, ça ne va pas. Téléphone-moi demain, et vendredi soir, on va à Kinsuka voir un concert acoustique de pygmées dans la parcelle d'un copain !

  6. Je suis chafouin parce que je n'ai pas de zlip sous mon jogging.
    J'ai la larme à l'oeil en regardant le bébé.
    Mais toi, tu as partagé des images, des pensées et des émotions avec tes mots et ça c'est bien.
    Merci mec.

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