Le jeu des premiers jours

Passer la saison des pluies à Addis Abeba, c’est peut-être courir le risque de la détester un peu. Entourée de collines dont on ne voit jamais les couleurs sous le ciel maussade, la ville est grise, fraîche, bossue, humide et polluée. Il y pleut tous les jours, fort, plusieurs heures. Dans ces moments où les gouttes tambourinent sur le toit en tôle de notre maison d’accueil, je me demande si on n’aurait pas mieux fait de déménager à Brest où, au moins, il y a la mer.

Heureusement, Addis Abeba a du charisme.

Aux yeux du blanc qui s’y promène pour la première fois, la ville est faite de routes vrombissantes, de regards silencieux et insistants, de pickpockets trop jeunes, d’hommes et de femmes grands et minces, de keffiehs et de gabis, d’odeurs soudaines et délicieuses de café frais, de « farendji ! » et de « You ! », de petits ânes aux yeux fardés qui broutent paisiblement l’herbe des terre-pleins, de chiens errants – dont certains sont aussi morts –, de chantiers nombreux et d’innombrables mendiants.

Car si Addis Abeba est une ville à la violence moins immédiate que les rues encombrées de Kinshasa, elle n’en est pas moins sillonnée par des traîne-savates de tous âges, d’une pauvreté terrifiante.

Ils poussent sur le côté des routes comme des fleurs grises dégingandées. Ils psalmodient plaintivement, vous montrent silencieusement tel membre atrophié ou manquant, telle articulation arthritique ; ou bien ils louchent dans le vide, une taie laiteuse dans le regard. Certains sont debout, la tête et le corps couverts d’un grand tissu sale, et tiennent par la main un gosse dont on ne sait très bien s’il est vraiment le leur (deux mains tendues valent sûrement mieux qu’une). A ma première sortie dans les rues, l’un deux, assis très vieux et silencieux sur un talus, se saisit à mon passage d’une flûte et en sort un motif compliqué, enchevêtré, mélodieux, magnifique. Presque un chant d’oiseau. Rédemption des gueux.

Mais ce n’est là qu’une facette de cette grande ville ennuagée. Je découvre, au rythme lent des gens prudents, d’autres beautés et d’autres violences.

Elles sont à la fois frustrantes et précieuses, ces premières journées dans une ville toute neuve. Il faut se la créer pour soi-même, étouffer sa peur des bruits inconnus et des interjections incompréhensibles, apprivoiser ses élégances et ses difformités. Donner un sens à tout cela. Bien entendu, je fais tout de travers. Je confonds les avocatiers et les eucalyptus, l’heure éthiopienne et l’heure occidentale, les saints hommes et les mendiants, les orthodoxes et les musulmans, je dis au revoir au lieu de merci, Monsieur plutôt que Mademoiselle, et je me perds dans les rues.

C’est comme un jeu du dictionnaire, grandeur nature. Avec quatre millions de mots différents. Et la partie ne fait que commencer.

3 réflexions au sujet de « Le jeu des premiers jours »

  1. Hello les jeunes
    j avais hate de vous lire.
    comme il est juste le ton des premieres impressions.Certes c est miserable mais que la misere est porteuse de grande beauté…..c est un etrange et derangeant sentiment.
    Vous aviez les chaussettes??
    Avez vous vu comme ils dansent ds les bars.On dirait la danse des paons .
    A tres vite la suite de vos peregrinations.
    Baisers à ts les 2
    Marion

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