Six mois

Ça fait six mois déjà. Je vous passe les poncifs, c’est-long-et-c’est-court-à-la-fois-mais-oulàlà-c’est-passé-vite-parce-qu’on-a-fait-et-vu-tant-de-choses. C’est vrai mais pas très intéressant, et puis je vous ai déjà bassinés avec mes expériences.
Tiens, pour changer, je vais vous importuner avec quelques trucs que je n’ai PAS fait.
Six mois déjà, et je n’ai attrapé, Inch’Nzambe, ni malaria, ni encéphalite japonaise, ni méningite, ni fièvre jaune, ni bilharziose, ni gale, ni peste, ni amibes, ni ebola, ni poliomyélite, ni rage. Encore moins des rematism ou une sho de pis. C’en est presque un peu frustrant, toutes ces belles maladies qui vivent au Congo et qui ont décidé que je ne les intéressais pas. Mon système immunitaire sent le gaz ? Il a un bouton sur le nez ? Une tache de café sur la cravate ? Ah non ça c’est Jean de Dieu Bompeta Professionnel avec qui j’avais rendez-vous tout à l’heure.
Six mois et je n’ai toujours pas goûté à ces très gros asticots qu’on voit grouiller dans des bassines, sur les étalages des marchés. Leurs anneaux blanchâtres et boursouflés sont, paraît-il, remplis de protéines. Ce sont les protéines les moins enviables du monde. Je vais peut-être laisser passer six mois de plus.
Six mois et je n’ai donné aux militaires qui gardent l’entrée de ma rue ni sucrée, ni cadeau, ni café, ni symbole, ni petit quelque chose, ni petit rien, ni coupe-faim – pas un rond, quoi – et ce malgré leurs demandes quotidiennes. Je sais qu’ils ne sont pas payés, ou alors rarement, et qu’ils ne vivent pas bien. Ne rien leur donner, c’est préférer un principe (la corruption c’est mal) à la réalité immédiate (oui mais lui, là, il a faim). Au fond, c’est un peu con. Je me demande s’ils préfèrent un refus souriant en lingala à un bakchich condescendant en français. C’est peut-être un peu fleur bleue. Un refus gentil ne se mange pas.
Six mois et je ne me suis jamais ennuyé à un concert. Je ne m’en lasse pas. On s’habitue à tout ici, au bruit, aux couleurs, à la poussière, à l’ambiance générale de non-droit bordélique, même aux shégués ; tout ça finit par faire partie du paysage. Mais les musiciens, Mama na ngai, quand je les vois c’est toujours la même magie. Cette musique et ces ambiances, ces danseurs et ces costumes de scènes improbables, et surtout cette guitare aigüe qui se promène en pirouettant au-dessus des exclamations rythmiques des chanteurs – sebene ! – font partie de ce que ce pays a de plus beau et de plus profondément vivant. Allez, tiens, je vous en remets une louchée :

Moi, en six mois, je n’ai jamais fait l’admiration de tous par mon déhanché provocateur, mon Moonwalk ou mon art du Mutwashi, quoique j’y travaille assidûment. Peut-être est-il temps que j’abandonne l’idée ?

Six mois, et je n’ai jamais réussi à laisser passer trois jours sans aller voir les statistiques de ce blog. Mon plus grand plaisir, c’est la Synthèse Géographique. Elle est pleine d’énigmes. Qui donc me rend visite depuis l’Afrique du Sud ? Le Brésil ? L’Arabie Saoudite ? La Hollande ? Amis voyageurs ou visiteurs de hasard ? Si vous me lisez, s’il vous plaît, dénoncez-vous. Il ne vous sera fait aucun mal.
Tout ça devient un peu décousu. Allons à l’essentiel : ça fait six mois que je suis là et je crois que je ne suis jamais parvenu à organiser quoi que ce soit qui ne subisse changement, retard, abandon, torsion, panachage, imprévu. C’est comme ça. Tu t’y fais ou tu t’en vas.
Très blanc et un peu perdu au cœur des écoulements turbulents de cette ville unique au monde, je déteste chaque jour sa poussière, son bordel, sa violence. Mais tiré en avant par ses mystères, je découvre des profondeurs que je ne soupçonnais pas et, les sondant comme je peux, saisis parfois au bout de ma ligne de tout petits repères. J’attrape par miettes infimes les rouages d’un immense théâtre que je croyais incohérent. Et je tombe amoureux de cette Kinshasa moche et pleine de charme que je n’apprivoiserai jamais. Pourquoi ? Ah… Je ne sais pas.
C’est compliqué.

5 réflexions au sujet de « Six mois »

  1. Eli::# »#%–ély-zé-beth^^¤:: France en vacance maillebolz. Paplutard qu'hier avec ma soeur é.p. (l'autre), nous commentions zému – enfin surtout elle, parceque moi, tu comprends, l'émotion, merci bien – cet article intimiste et universel et nous accordions (enfin surtout elle, moi, je l'avais pas lu), pour le hisser au plus haut du hit-parade de ce blog (hit parade administré comme chacun sait entre l'Afrique du Sud, l'Arabie Saoudite, le Brésil et Batavia, que je remercie de leur discrétion).

  2. Brigitte des Champs Elysées à Mat : C'est bo je ne me lasse de te lire.
    J'ai visité le palais du Pedro, tu devrais lui demander de t'envoyer des fotos des travaux histoire qu'il fasse moins le malin !!!

  3. Hello Maaaat! J'avoue je ne les ai pas tous lus mais je me range dans la file de ces avis familiaux : j'ai beaucoup apprécié ce billet. Je ne laisse pas non plus souvent de commentaire, alors c'est l'occasion, et puis il faut que je travaille mon écriture quand même!
    Bises!

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