L’Empereur

Jah Rastafarai Ouyé-Ouyé Pouf Pouf
En ce moment, j’embête tout le monde avec l’Empereur.

L’Empereur, c’est un livre écrit par un journaliste polonais répondant au nom intuitif de Ryszard Kapuściński. Il raconte la grandeur et la chute de Haile Selassie, dernier souverain d’Ethiopie, à travers les monologues successifs de membres de son entourage. On voit passer de tout, serviteurs et grands dignitaires, obscurs gratte-papiers, ministres déchus, essuyeurs de chaussures et trésoriers impériaux : de la cour de l’empereur, du système qui l’entourait, ils racontent le quotidien, les splendeurs et les vicissitudes. Kapuściński recueille tout cela en silence. Tout au plus distille-t-il çà et là quelques paragraphes en italique qui reprennent le mouvement de fond, le sens historique de l’ensemble.

Car ce petit bouquin réussit une alchimie exceptionnelle : celle de composer une fresque vaste, animée du souffle vivant de l’histoire, à travers un mélange subtil de toutes petites choses et des grands mouvements. De menues anecdotes s’y mêlent au destin des rois ; on y parle de foules amassée aux portes du palais et de douleurs rhumatismales, de réseaux de renseignement qui ne dorment jamais, de complots révolutionnaires, de prodigieux banquets, et du royal coussin toujours à la bonne taille pour que les pieds du souverain, qui est petit, ne balancent pas dans le vide comme ceux d’un enfant.

Ce sont ces détails-là que je préfère. Le vaste théâtre de l’histoire a son charme, mais on le trouve un peu partout, dans les musées et dans les livres, sur Internet et dans les récits nostalgiques des éthiopiens. Je veux bien échanger tout ce grandiose contre la seule histoire de Lulu, le chien du Négus : seul être au monde autorisé à partager le lit du souverain, il a pour passe-temps favori de pisser sur les chaussures des dignitaires pendant les audiences. Ces distingués notables, évidemment, ne peuvent sanctionner le clébard d’un coup de pied dans son royal derrière… Impassibles, ils laissent donc l’animal incontinent arroser leurs chaussettes, droits comme des statues, merveilleuses icônes du stoïcisme de cour. Condamnés à traiter des affaires de l’Etat avec les pieds humides, ils repartent ensuite au long des somptueux couloirs du palais impérial en faisant flic-floc, comme un pêcheur de palourdes du Morbihan. On ne saurait assez admirer leur courage.

C’est à travers ces détails accumulés, au fil des témoignages tour à tour neutres, nostalgiques ou amers de ses proches, qu’on suit Haile Selassié dans son destin banal de souverain absolu. Je ne vous gâcherai pas le mystère du livre en vous disant que ça ne finit pas bien. La fin du règne du Négus sous les coups de boutoir des révolutionnaires est saisissante. Au milieu des ministres et des gratte-papiers du palais, on se sent glisser dans l’abîme avec un système tout entier. Dans l’œil de cyclone, Haile Selassié regarde dignement sombrer son navire, la tête haute et les jambes bien droites malgré les rhumatismes qui le rongent. Du haut de ses quatre-vingts ans, il fait comme si, pendant que les communistes sapent son pouvoir à petit feu, emprisonnant un par un ses ministres et ses proches.

Au bout du naufrage, il reste seul dans son palais déserté avec pour toute compagnie celle de son vieux valet. Il erre à travers les couloirs vides tandis qu’au-dehors rugit la Révolution. Il s’assied à son bureau, contemple durant des heures les douze téléphones qui le reliaient au monde du temps de sa splendeur, et qui ne sonnent plus. Puis il s’endort – et son valet, éperdu d’admiration, croit qu’il médite.

Il y a quelque chose de fascinant chez ce vieil empereur digne, fragile et fatigué qui a perdu prise avec le monde. Il n’est déjà plus qu’un souvenir, une photo de livre d’histoire, mais il continue d’agir comme s’il gouvernait encore, régnant avec superbe sur son valet et sur les pièces vides de son palais croulant. Il est ridicule,  absurde, pathétique, mais ce tyran déchu, tout monstrueux qu’il ait pu être, a aussi une beauté triste qu’on ne sait très bien définir.

La magie de ce livre, c’est de la montrer avec le reste. Et de donner, d’un grand de ce monde, une vision différente sans être putassière : celle des coussins à la bonne taille et des chiens incontinents.

4 réflexions au sujet de « L’Empereur »

  1. Le « ça y est isl’est scié » de mes cours d’histoire était, malgré son nom, beaucoup moins sympathique que le tien.

  2. Comme disait Ripolin : « on va pas se laisser emmerder par de la peinture écaillée quand y’en a qui ont des tronches de caniches ! »
    Tant il est sûr que vivre l’instant présent est difficile, continuons à lire des biographies et rêvons avec le croustillant du quotidien.

Répondre à Eustache Mammouth Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *