Tiranathérapie

Dajtirana

Se lever de bon matin, plein d’entrain et d’idées neuves. Engloutir le petit déjeuner puis, très vite, se retrouver seul dans l’appartement silencieux avec la petite qu’il faut changer, l’évier plein, une machine à lancer, les restes sur la table. Dompter un léger mouvement de découragement et s’y mettre. Voir la journée passer en un éclair dans l’alternance de jeux et de siestes, de cuisine et vaisselle, de machines, de pliages, de courses, de changes et de ménages. Laisser glisser la semaine, une journée pleine de rien après l’autre, à préparer des repas qui seront digérés, à laver des habits qui seront salis, à torcher un cul qui sera souillé à nouveau. Ne pas être excessivement malheureux – car cette vie-là a de bons côtés, n’est-ce-pas ? – et puis, un après-midi semblable aux autres, comme ça, sans raison particulière, alors qu’on a la tête dans le panier à linge, se retrouver soudain face à face avec le vide effroyable, l’absurdité du monde, l’inanité de toutes choses, la solitude, le silence, la mort qui traîne. En conclure qu’il serait temps de sortir un peu.

Je mets donc le nez dehors et retrouve Tirana. Les clichés des villes de l’Est s’y mêlent à des souvenirs de capitales africaines qui me la rendent presque familière. Mêmes avenues énormes, mêmes pompeux monuments hérités de la dernière dictature, mêmes barres d’immeubles laides que décorent paraboles et linge étendu. Minuscules marchands de tout, mains tendues sur des trottoirs inégaux, installations électriques arachnéennes, plastiques turcs ou chinois qui débordent des boutiques, et enfin, sur l’asphalte, ce curieux mélange de tacots croulants et de Hummer flambants neufs qui s’insultent, se klaxonnent et se tamponnent avec un même enthousiasme suicidaire.

A première vue, on aurait plus tôt fait d’aller dissoudre ses angoisses existentielles à Belgrade, à Vienne ou à Budapest. Mais Tirana, si elle ne supporte pas bien la comparaison avec l’exubérance de Kinshasa ou les immeubles parisiens, a ses exotismes propres, son caractère, sa personnalité. Ces façades d’immeubles, par exemple, que le maire confia il y a dix ans à des artistes locaux, et dont les vives zébrures et les motifs biscornus ont aujourd’hui les mêmes patines que toutes les autres – mais plus gaies. Ces hautes montagnes, aussi, qui se dressent à l’arrière-plan comme un décor de studio, proches à écraser la ville, et qui sont si formidables et si évidentes qu’après trois jours je ne les voyais plus. Ou encore ces vieilles dames qui tricotent et filent la laine sur le trottoir, entourées de chaussettes et de bonnets disponibles en trois couleurs : bleu layette, taupe/marronasse ou écru. Leurs mains s’affairent au milieu du feu croisé des passants et des voitures, noueuses et diligentes. Un tabouret en plastique leur tient lieu de fauteuil à bascule. On aimerait leur installer une cheminée.

Enfin, je commence à m’attacher à ce peuple aimable et mélangé qui sillonne à toute heure les rues et les terrasses des cafés. Mon œil d’étranger ne sait pas encore les distinguer les uns des autres, mais je sais qu’il y a là moult cultures et langages : Albanais du Nord, du Sud, des montagnes, de la plaine et de la mer, les Cam du bazar qui sont forts en affaires, les Egyptiens qui sont là depuis si longtemps que plus personne ne sait très bien comment ils sont arrivés, les Roms que tout le monde s’accorde si bien à détester…

Alors voilà, je me promène là-dedans et j’absorbe, comme une éponge, le mouvement qui colonise les moindres recoins de la ville, les conversations, le bruit, les klaxons, la puanteur des bagnoles et les odeurs de byrek frais, les trajectoires entremêlées, toute cette vitalité d’autant plus touchante qu’elle s’enracine dans le béton défraîchi et l’urbanisme dément. J’entrevois le monde énorme de possibilités qui s’ouvre à nous, les rencontres qui restent à vivre, toute la musique à découvrir, ce langage terrifiant qu’il faut apprendre, ces montagnes à gravir ; toutes ces curiosités qu’il va falloir aller chercher, creuser, comprendre – ou pas. Alors, mes angoisses tombent comme des feuilles mortes, petit miracle : elles sont solubles dans la rue.

Une réflexion au sujet de « Tiranathérapie »

  1. Comment vont ta fille et ta femme ?
    J’espère que indépendamment de ces après midi ennuyeux vous passez plein de bons moments tous ensemble !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *