En Afrique, disait Hampâté Bâ, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. A Tirana, c’est le contraire : si la Bibliothèque Nationale brûlait, on y perdrait beaucoup de petits vieux. Quand j’y arrive, tôt le matin, ce ne sont que cheveux blancs bien peignés, costumes-cravates, casquettes ou chapeaux italiens, poils aux oreilles, mallettes de cuir râpé, effluves de naphtaline, de tabac fort et de savon de Marseille.
Ceux qui sont arrivés tôt sont aux meilleures places, contre les radiateurs, sous les grandes baies à stores vénitiens saoulées de lumière hivernale. Les nouveaux venus entrent régulièrement à petits pas traînassiers, viennent taper dans le dos des copains, leur serrent la louche en chuchotant à tue-tête. Ça va ? Ca va, merci, et toi ? Bien ? La famille ? Leurs salutations, leurs conversations, leurs téléphones antédiluviens résonnent à travers la salle mais la bibliothécaire, pourtant si sévère avec les perdreaux de l’année, n’ose rien dire aux vénérables sans-gêne. Il faudrait leur crier à l’oreille. Ça ne ferait qu’ajouter au vacarme.
De toute façon, vers onze heures, les voix des chanteuses de l’opéra voisin couvrent celles des durs de la feuille : c’est l’heure des répétitions. Malgré l’habitude, une partie de moi continue à espérer qu’à la faveur d’une note puissante et bien timbrée, toutes les vitres de la pièce voleront en éclats. Ou bien juste une. Ou une petite lézarde, au moins, pour que la Castafiore sache que c’était possible.
Le plus souvent, quand ils ne refont pas le monde entre eux, tous ces grands-pères lisent le journal. Les nouvelles du jour, ou celles d’hier, ou des feuilles de chou d’il y a cinquante ans, j’ai vu de tout. Peut-être qu’au bout d’un certain temps tous les jours se ressemblent. Il y a aussi ce petit monsieur très digne qui est venu hier s’installer devant moi, muni d’un manuel de biologie élémentaire, et a passé l’après-midi à contempler rêveusement une double page consacrée à l’anatomie féminine.
Il n’y a pas de vieilles dames, ici – elles se foutent bien des faits politiques du jour et des dessins anatomiques. Tout ça serait bien masculin si, vers le début de l’après-midi, les étudiantes n’entraient en scène. Impossible de les ignorer : elles arrivent comme on monte les marches du Festival de Cannes, martelant de leur talons le parquet usé jusqu’à l’os, une moue étudiée au visage, la conscience de soi en bandoulière. En pure perte, d’ailleurs : c’est tout juste si les vieux bonshommes daignent lever le nez de leur lecture pour admirer un visage lisse ou un derrière rebondi. Ce doit être reposant pour les filles, ces paysages de fronts penchés sur des papiers jaunis. La rue, les cafés ne leur réservent d’ordinaire que les tenaces regards déshabillants des petits matamores et des maris frustrés.
Elles s’installent, bossent à peine, pianotent sur leurs portables, gloussent entre elles, partent griller d’interminables cigarettes. Leurs écharpes vives détonnent parmi les vestes grises aux coudes usés, aux dos voûtés.
La journée passe vite entre vieilles branches et midinettes. A la tombée de la nuit, dans les arbres du jardin, les étourneaux prennent le relais des divas sans qu’aucune vitre n’ait explosé. Le muezzin de la grande mosquée mêle son chant au leur. Un léger flottement traverse la salle. Des yeux distraits se tournent vers le dehors pour y recueillir, en même temps qu’un peu du désordre de la rue, un dernier lambeau de jour oblique. L’espace d’un instant ils ont tous le même âge, dix ans, peut-être douze, celui des crépuscules d’hiver aux fenêtres des salles de classe.