Deux histoires de cimetière


1.   
Blanchard est, des quatre chauffeurs qui travaillent pour mon agence, le plus sémillant et le plus roublard. Il a des gros bras, un torse puissant, une tête toute ronde fendue de petits yeux malins. Il fume dans la voiture, malgré l’interdiction, des cigarettes Tumbacco Filtre qui laissent une vague odeur de caoutchouc brûlé.
L’autre jour, alors qu’il nous conduisait vers le quartier de Camp Luka avec ma collègue Nicole, nous sommes passés à côté du cimetière de Kintambo. C’est une vaste étendue donnant directement sur l’avenue, d’où jaillissent anarchiquement des croix manchotes et des pierres tombales grignotées par les intempéries. Elles penchent à droite, à gauche, en avant, en arrière, envahies d’herbes folles et de fleurs en plastique décoloré. On dirait les dents d’un vieux qui aurait mangé trop de salade.
Nous longions donc ce bazar funéraire, lorsque j’ai assisté au dialogue suivant, petit miracle de mauvaise foi et de poésie kinoise:
BLANCHARD : Ici, il y a un mois, j’ai vu un mort sortir du cimetière.
NICOLE, MATTHIEU : Quoi ?
BLANCHARD : Oui, un mort, très vieux. Il m’a dit ceci : « Je suis fatigué d’ici. C’est toujours le même paysage. Je m’ennuie, je veux partir. Alors, j’ai décidé de déménager au cimetière de la Gombe ».
NICOLE : Blanchard, tu te moques de nous ?
BLANCHARD : Non, na kati ndayi, je l’ai vu comme je vous vois ! Il traversait la rue avec son cercueil sur la tête et son linceul en bandoulière. Il m’a demandé la route pour aller à la Gombe. Il n’était pas méchant… Et puis, pourquoi je vous mentirais ?
NICOLE : Ecoute, Blanchard, je ne te crois pas. D’ailleurs, tu sais très bien ce qu’on dit chez nous : celui qui a vu un mort qui parle et qui marche ne peut continuer à vivre. Donc si ce que tu disais est vrai, tu ne serais plus là pour nous le raconter.
BLANCHARD (très sérieux) : Ha ! Mais ça ce n’est qu’une superstition !

2.   
Hier, je suis allé visiter notre prochaine agence, dans la commune de Kalamu. Le terrain sur lequel elle est construite jouxte l’ancien cimetière du quartier. Or, il y a un an, des promoteurs sud-africains ont acheté ce terrain pour y construire un grand centre commercial. Les sépultures ont été rasées, les arbres coupés. Le projet faisait des gorges chaudes dans le quartier tout entier.

Cela a duré quelques mois, et puis d’un coup tout s’est arrêté. Plus de bulldozers, plus de travaux, plus d’hommes casqués. Silence contrit des promoteurs. Ils s’étaient heurtés, peut-être, aux superstitions des ouvriers. On les comprend : comment construire sur un cimetière un centre commercial qui ne soit pas rempli à ras bord de fantômes vengeurs ?
Constatant cet abandon, les mamans du quartier y font leur potager. L’ancien cimetière, aujourd’hui découpé en une multitude de petites parcelles proprettes et bien entretenues, ressemble aux jardins ouvriers qu’on voit encore en France. Les femmes déambulent dans les allées sans craindre les fantômes de leurs pères. Les morts y nourrissent le manioc des vivants.
Un jour, peut-être, les promoteurs se réveilleront et mettront tout le monde dehors. Ils mélangeront le béton des fondations aux ossements des anciens. Un supermarché remplacera les potagers. Les patates douces y pousseront dans des bacs en plastique rouge.
C’est la marche du progrès.

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