Rumble in the Jungle

Il y a un peu moins de quarante ans, Mohamed Ali et George Foreman s’affrontaient à Kinshasa dans un combat d’anthologie.

J’aime bien l’histoire de ce combat. Elle a des allures d’épopée. Elle est pleine de péripéties, d’anecdotes inattendues, de musique, de politique, de coups tordus. On dirait un film. On en a fait un film. Je ne l’ai pas vu mais j’imagine très bien l’arrivée à Kinshasa de George Foreman, descendant de son avion sur le tarmac de l’aéroport en compagnie de son énorme berger allemand. Les kinois, qui nourrissent une aversion féroce des chiens, prirent instantanément parti contre lui. Et le jour du match, c’est aux cris scandés par tout le stade de « Ali, boma ye! » que Foreman s’écroula à la huitième reprise, terrassé par une droite formidable de son adversaire.

En ces journées enfiévrées, nos deux boxeurs écrivaient à coups de poing la légende de leur sport, sous les yeux bienveillants d’un Mobutu qui n’était pas encore le Diable. Kinshasa accueillait journalistes, curieux, voyageurs et James Brown. Kinshasa rayonnait, Kinshasa était au centre du monde. C’étaient, peut-être, les plus belles heures de son indépendance.

Aujourd’hui, les immenses spots qui éclairent le stade Tata Raphaël dressent leurs structures squelettiques et rouillées au-dessus d’une ville devenue l’ombre d’elle-même. Mais les boxeurs sont toujours là.

Ils se battent au Shark Club, un vendredi soir sur deux, dans une salle blanche où il fait trop chaud. Le public est sur deux niveaux. En bas, c’est 15 dollars ; en haut c’est un dollar. En bas, les tables à nappes blanches, les bières, les expatriés, les prospères. En haut, les supporters, les filles hystériques, les familles en goguette et les mauvais garçons. En bas, la dignité sévère des nantis. En haut, une éruption grandissante de clameurs surexcitées, de slogans, de danses de circonstance. Et puis, au centre, les boxeurs.

Ceux-là n’ont pas le gabarit de leurs illustres pères. Ils sont minces, secs, nerveux, noueux. Chaque muscle est dessiné dans leur dos et sur leur torse avec une netteté parfaite. On dirait les esquisses luisantes d’un maître italien. Ils ont probablement la religion du corps : il faut l’avoir pour courir comme eux tous les matins, le long du boulevard en file indienne, les oreilles pleines du bruit des voitures et les poumons remplis de fumée.

Sur le ring, ils dansent. Ils esquivent, ils sautillent, ils se baissent, ils se ratent. On les croirait liquides, immatériels : un combat de fantômes. Mais parfois un coup violent trouve sa cible ; et soudain les combattants redeviennent de chair et d’os, de sang, et de souffrance. Une vague d’excitation traverse le public. Le frappeur presse son avantage, la salle se lève, la victime s’écroule. Emouvante vulnérabilité de ce bloc de muscles, qui tombe dans les bras de l’arbitre comme une princesse qui se pâme…

Les tribunes hurlent et dansent. K.O ! K.O ! Mot’epela ! Eh ! Le vainqueur lève les bras. L’équipe de l’autre, à terre, s’affaire autour de lui avec des serviettes et de l’eau. Derrière une porte au fond de la salle, on voit déjà se préparer le prochain combattant. J’ai dans la bouche un arrière-goût sauvage, grisant et fort et un peu écœurant. Drôle de sport que la boxe, qui mêle à une technique raffinée cette violence brute… l’a-t-on taillé sur mesure pour la Kinshasa d’aujourd’hui ?

 

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