Azmaris

[Photo de Kari « I Truly Know What Winter Means » Nøst Hegseth]

L’Ethiopie a ses troubadours. Elle les nomme Azmari, et elle les range dans des bars spéciaux où l’on vient boire, tard le soir, du tej* et de la bière.

L’Azmari est habillé de blanc**. Il a sur le visage une expression perpétuellement goguenarde, et à l’oreille gauche un brillant de pacotille. Son métier est celui des fous du Moyen-Âge : rompu à l’art de l’improvisation, il se promène dans le bar en inventant des blagues et en se moquant du public, tout en s’accompagnant d’un étrange violon carré qu’on appelle masinqo. Il entrecoupe ses boutades d’airs traditionnels que l’assistance reprend en cœur en battant des mains.

Derrière lui, musiciens et danseurs de tous âges se succèdent dans des formations à la géométrie mouvante. Il y a le percussionniste et ses tambours de peau, le flûtiste qui souffle de travers dans son pipeau de bambou, parfois aussi un accordéoniste (les accordéons, en Ethiopie, sont des reliques croulantes pleines de charme). Il y a enfin le joueur de krar, qui me réjouit plus que tous les autres réunis. Il joue d’une sorte de lyre portative dotée d’oreilles en volutes baroques, dont il module les notes en posant délicatement ses doigts écartés sur les cordes. Celles-ci sont si fines qu’on les voit à peine. Sa grande main déployée derrière l’instrument évoque le ballet d’une araignée. Les joueurs de krar sont très beaux.

Les danseurs, quant à eux, sont pour moi une source d’étonnements inépuisable. Là où les artistes congolais utilisent le bas de leurs corps, les fesses, les pieds, le bassin, les Éthiopiens dansent avec leurs épaules (on ne m’ôtera pas de la tête que c’est une drôle d’idée). Ils les agitent avec vélocité, les font rouler langoureusement, les projettent souplement d’arrière en avant ; mouvements qui ne manquent pas d’avoir – surtout sur les femmes bien en chair –  des effets sismologiques fascinants.

L’Azmari, donc, trône au milieu de ces artistes, debout et rigolard, mobile, frondeur et magnifiquement sûr de lui. Il erre dans la salle en tricotant sur son instrument des motifs monotones, fond sur une proie repérée dans l’assistance, la gratifie d’une pointe rimée, puis passe à la cible suivante. La salle hilare se tape sur les cuisses ; la victime glisse un billet dans la tunique de l’artiste. Tout le monde y passe. Vieux Blancs et jeunes Habeshas, grosses mamans et petits jeunes hommes courbent la tête chacun leur tour face aux quolibets de l’impitoyable artiste. Merveilleux phénomène : le trublion en costume blanc met tout le monde au même niveau. L’espace d’une soirée, tout le monde peut être roi sous les flèches du fou. Quoi de plus sain, de plus fédérateur ?

L’humour des Azmari est, bien entendu, complètement inaccessible à l’étranger qui passe. Le brave farandji qui est pris pour cible est condamné à regarder le musicien se payer sa tête dans une langue qu’il ne comprend pas, un sourire gêné sur son visage en feu, tandis que l’assistance rigole de bon cœur à ses frais. Il ne pourra même pas se faire traduire les blagues dont il a fait l’objet : elles sont faites de tours, de détours, de doubles sens subtils et de métaphores intraduisibles, à tel point que les gens d’ici comparent la parole de l’Azmari aux moules de cire dans lequel l’orfèvre coule ses bijoux. Il faut tout décoder, désosser, faire le tour des phrases par-derrière et les comprendre en creux. On ne fait pas plus difficile. On ne fait pas plus éthiopien.

Je ne manque jamais d’être fasciné – et frustré, oui, aussi – par cette extrême et inaccessible sophistication. Tous ces méandres culturels donnent le vertige.

C’est comme disait Vialatte : « L’homme étonne l’homme ». Et l’homme (pas celui-là, l’autre) l’en remercie.

* tej : n.m. gueule de bois en bouteille, à couleur jaune et à goût de miel
** Si celui de la photo ne l’est pas, c’est par pur esprit de contradiction

4 réflexions au sujet de « Azmaris »

  1. Ça donne envie. Pas seulement d’aller voir, mais de passer 10 ans en Ethiopie avant pour démeler les blagues…

    Au passage, Farandji c’est une déformation de « français » comme Farang en Thai et en Lao ou Barang en Khmer ?

    Porte toi bien !

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