A la gare

Je veux un logo comme ça pour mon blougue

Photo et vidéos de Poume « Justice est fête » Duché

Monsieur Dabebe est petit, vif, bavard, théâtral et un peu filou. Il évoque le croisement entre un Pied-Nickelé et Willy Wonka. Il parle, avec un plaisir évident, un français fluide coloré d’harmoniques indéfinissables, qui tiennent un peu de la banlieue parisienne et un peu de l’accent kabyle. Il est pourtant tout à fait éthiopien.

Monsieur Dabebe est Collecteur Principal de la Gare Centrale d’Addis Abeba, qui ne dessert qu’une seule destination : Djibouti, point final à la ligne de 780 kilomètres de rails posés à grand-peine par une compagnie franco-éthiopienne entre 1897 et 1917. Elle dut, cette compagnie, combattre sans relâche les chefs des tribus dont la ligne traversait les territoires, dans des épisodes parfois sanglants. J’ai lu quelque part qu’un jour un ingénieur, perdant patience pendant d’interminables tractations avec une de ces tribus, écarta les jambes en disant à peu près : « vous régnez sur des territoires immenses, et vous faites des histoires pour nous accorder l’espace qu’il y a entre mes deux pieds ? ». La négiociation, semble-t-il, aurait abouti.

Monsieur Dabebe, malgré son titre à majuscules, n’a pas grand chose à faire de ses journées, car le train Addis-Djibouti ne circule plus depuis cinq ans. Il semble régner seul sur cette gare qui, en France, serait un terminal de campagne, et sur ses installations à l’abandon. Drôle de royaume… En travers des voies envahies de hautes herbes, du linge sèche dans la brise légère. Au bout de l’unique quai, quelques choux parsèment un petit potager. Non loin de là, surveillés par deux gosses, des moutons et des vaches à longues cornes broutent paisiblement à l’ombre des wagons paralysés.

Sous un hangar, il y a une vieille pointeuse dont le ‘Ting’ résonne avec une gaieté incongrue dans ces lieux endormis. Juste à côté, les rails d’un petit train électrique, envahis de poussière, sont eux aussi à l’abandon. Dans le hangar d’en face dorment sans bruit les wagons impériaux offerts par Charles de Gaulle et Elizabeth II à l’Empereur Haile Selassie. Notre grand président y aurait dormi, très mal : les lits n’y font guère plus d’un mètre cinquante de long.

Il y a enfin le Bureau du Collecteur. Dabebe y garde ses trésors : dans les étagères de son bureau trônent une casquette SNCF, des guides en français, quelques coupures de journaux. Au milieu de ces respectables vestiges, Monsieur le Collecteur exhume pour nous les traces d’un système complexe et bien huilé qui s’est arrêté de tourner : fiches de salaires, bulletins de voie libre, tickets de transport, carnets de bord se succèdent sous nos yeux, présentés avec respect et enthousiasme par l’émouvant bonhomme. Il a la tête pleine de chiffres, de dates, de noms, de procédures ; de tout le bestiaire obsolète hérité des années où, sans avoir à voler, l’on pouvait rallier Djibouti en vingt-quatre heures. Où un seul train valait, oui Monsieur, oui Madame, cinquante mille chameaux.

Sur les photos épinglées aux murs du bureau, dans les coupures de presse, des personnages importants perdent doucement  leurs couleurs. Les mécaniciens de la belle époque ont depuis longtemps déjà déserté le hangar de maintenance pour la Brasserie Castel. Le bois pourrit, le métal rouille, les pigeons font leurs nids dans les Troisièmes Classes. Les trains regardent passer les vaches*. Tout cela dégage tristesse et nostalgie.

Monsieur Dabebe touche toujours son salaire. En attendant que tout cela redémarre. On ne sait pas bien de qui. Ni si ça redémarrera.

* Le mot est de Louis aka « Le Mooonde », dont on voit apparaître la grande carcasse sapée de bleu dans l’une des vidéos

3 réflexions au sujet de « A la gare »

  1. De retour après une longue absence… Qu’Exyiabir vous garde, en 2012, des mauvais coups, des pluies d’hiver et de Marine Le Pen !

  2. J’avais pas vu le « Mit WordPress gefüllt » !
    C’est marrant de lire un événement vécu. Ça fait des sensations dirait la carcasse bleue.
    Merci !

  3. Plutôt que « le mot » de Louis, j’aurais bien vu « la phraaaaaaaaaaase ».
    Et à la gare de Nanterre Université, j’ai pensé à la tête que feraient les gens si on leur annonçait que le RER serait en retard de 5 ans.

    PS: je suis d’accord avec Maouie

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