Cinquante

 
Il y a une semaine, une fièvre étonnante s’est emparée des grandes artères de Kinshasa. Des travaux démarrés depuis plusieurs mois y ont été bouclés en six jours, brusquement, comme par miracle. Un miracle sélectif qui n’a touché que certaines avenues : celles où sont passées les voitures des officiels, en visite pour le cinquantenaire de l’indépendance du pays.

Des équipes de congolais, dirigées par des chinois coiffés d’un immuable chapeau de paille rond, ont dessiné à toute vitesse les lignes blanches qui manquaient sur le boulevard du 30 juin, comme des peintures de guerre sur le visage d’un Navajo. On a rafraîchi frénétiquement les bâtiments qui bordent l’avenue. On a aspiré la poussière qui recouvrait le goudron, pour la rejeter sur le bord de la route en deux énormes tas brun clair. On a chassé les enfants des rues et les roulages gourmands. On a planté des lampadaires sur le bas-côté. Tout au long des quelques kilomètres de cet axe immense, on a accroché de grands drapeaux de la RDC qui flottent mollement, rouges, jaunes et bleu ciel, sous le soleil voilé de la saison sèche. Et puis l’on a inauguré, au bout de l’avenue, une fontaine blanche toute neuve. Elle diffuse, paraît-il, une musique aux consonances chinoises. On aurait préféré y trouver ceci :

Quelques jours avant le 30 juin, on sent monter un peu de tension dans la ville. Certaines organisations ont interdit à leurs employés de sortir de leur quartier pendant trois jours. D’autres recommandent la prudence. Personne ne sait très bien ce qui va se passer. La veille de l’événement, notre chauffeur Benjamin me dit  à sa manière volubile et confuse : « il y a trop de militaires en ville en ce moment. Keba… (fais attention) ». Touché malgré moi par ce qui-vive diffus, je vois déjà des foules compactes déferler sur le boulevard, des manifestations, des cris, de la confusion. Et, quelque part dans un coin de ma tête, du sang.
Mais je sors le 30 juin vers midi pour trouver des rues vides. Kinshasa est déserte. On croirait la ville morte. Et dixit les copains, situation semblable dans les quartiers de la Cité. Le kinois, prudent, échaudé aussi peut-être par le souvenir d’autres anniversaires qui ont mal tourné, reste chez lui. Pendant ce temps, sur le Boulevard Triomphal lui aussi refait pour l’occasion, les troupes congolaises défilent au son du canon, des applaudissements, de la musique militaire, sous les yeux des officiels et des quelques kinois qui se sont malgré tout déplacés pour l’occasion.
Quelques heures plus tard, je retrouve des copains sur une terrasse de Bandalungwa. Le quartier, déjà animé d’ordinaire, est plein à craquer. Les tables des innombrables troquets du voisinage se couvrent à grande vitesse de bouteilles de bière vides et de viande grillée. A quelques mètres de nous, une chèvre est décapitée, pelée, découpée, grillée et mangée en un temps record. Au bout d’une demi-heure, il ne reste plus que deux petites pattes poilues suspendues à une ficelle.
La Cité reprend ses droits. Les salamalecs officiels sont terminés, les longs discours prononcés, les blindés sont rentrés au garage. Alors, le kinois va boire un coup. La Primus, à ce qu’il semble, rassemble plus de patriotes que les chars ukrainiens. Assis dans le tumulte ambiant, on refait le monde pour les cinquante années à venir. Et quand elle se montre ainsi, Kinshasa, au soir de ses cinquante ans, pleine du vacarme des voix et du ndombolo, insouciante et joviale ; prompte au rire, à la danse et aux débats animés autour d’une table Turbo King, on ne peut que l’aimer. Et lui souhaiter des jours meilleurs.

11 réflexions au sujet de « Cinquante »

  1. Content que la musique vous plaise… Par contre c'est pas JB mais une légende de la rumba qui s'appelle Grand Kalle. La chanson date de 1960.

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