La saison des pluies menace. Elle roule ses gros nuages anthracite sur un soleil jusque-là incontestable. Le ciel tonne dans le lointain mais pour l’instant ne verse pas. Et moi, je dois aller au Ministère des transports pour valider la présence de Titine sur les routes éthiopiennes.
J’ai tout prévu : la liasse imposante des papiers de la ouature, le sésame du contrôle technique obtenu à grand renforts de visites chez le garagiste et de queues interminables, un thermos de thé, des livres pour l’attente. C’est donc en conquérant que, par un petit matin gris et sec, je prends d’assaut le bâtiment désuet du ministère.
Mais derrière les hauts murs jaunâtres se cache un univers hostile. Le vaste espace intérieur abrite deux étages de guichets vieillots, numérotés et vitrés, d’affiches en amharique, de bancs surpeuplés, de fonctionnaires revêches ; un grand labyrinthe enchevêtré de procédures et de tampons encreurs, déjà sillonné en tous sens par des hordes d’Ethiopiens déterminés. Pas d’indications, pas d’accueil, rien que la sensation d’être perdu, tout à fait étranger à ce système qui fourmille avec ardeur. Je songe un instant à ces sans-papiers qui font la queue dans les mairies françaises. Je compatis : rien n’est plus dépaysant, dans un pays, que ses administrations. Avisant une dame qui passe avec l’air officiel, barricadée derrière de grandes lunettes carrées, je pose une question inquiète : Où dois-je aller ? Elle s’arrête, me regarde. Elle repart sans répondre. J’envisage de rentrer, vaincu sans combat…
Je sens qu’on me tire par la manche. A côté de moi, un tout petit vieil homme a surgi de nulle part. Il est très maigre, mal rasé, habillé d’un pantalon trop grand et d’une casquette grisâtre. Sur un ton aimable, il me dit : « Form ! ».
Quelques instants plus tard, équipé des quelques sous que je lui donne, il disparaît dans le néant d’où il est sorti. Il reparaît avec un formulaire d’aspect complexe, me pique un stylo et ma liasse de papiers officiels, s’assoit par terre, et commence à remplir les cases en tirant la langue. Puis il me rend le formulaire – pas le stylo – et me prend par la main.
Tiré en avant par sa poigne osseuse, aussi froide et ferme que celle d’une statue de pierre, je lui emboîte le pas. On débarque au guichet 12. Il s’empare de mes papiers, bouscule un type qui attend son tour, les tend à travers le plexiglas moucheté de gras de nez. Je m’excuse auprès du type, un grand jeune homme aux allures de rasta. Sans s’offusquer, il me gratifie d’un sourire fatigué et me dit d’une voix lente : « Bureaucracy, man… » avant de s’éloigner sur sa propre trajectoire. Derrière le guichet, un fonctionnaire indéfini saisit la liasse de papiers, agrafe, paraphe et tamponne. On repart.
Le petit vieux me tire à travers la grande salle, de guichet en guichet, de tampons en formulaires. Il marche avec une assurance sautillante, se tournant de temps en temps vers moi avec un regard rassurant, et son immense pantalon flotte autour de ses brindilles de jambes à la manière d’un spinnaker. Guichet 26, guichet 18, paraphes, tampons, paraphes, agrafes. Derrière l’une de ces vitres, une jolie jeune femme que mon petit vieux, sur le ton de la confidence, me désigne comme sa copine.
Un dernier guichet, un dernier tampon : remise de l’Autocollant Officiel. Mon guide fourre dans mes mains étourdies le tas de papiers accumulé dans notre odyssée, couronné de l’autocollant sacré. Il m’annonce fièrement : « Finished ! ». Il a la mine réjouie d’un héros victorieux. Je lui donne un peu d’argent. Il me congédie d’une tape sur l’épaule.
Je n’ai rien compris. Rien de rien. Combien d’années, combien de vies me faudrait-il pour apprendre à naviguer là-dedans ? Pour dompter les lunettes carrées des fonctionnaires et les hygiaphones encombrés ? Est-ce seulement possible ?
Surtout, est-ce que ce serait aussi drôle ? Car il y a un plaisir particulier à se laisser porter par les courants de ce système tordu, à subir ses lois sans chercher à les maîtriser, à dériver sourire aux lèvres accroché à la main nerveuse de mon guide. J’avais oublié ça. C’est la magie des premiers instants dans un pays nouveau, la même que de traverser en taxi une ville inconnue en compagnie d’un chauffeur inconnu. La magie d’être si radicalement étranger que la seule solution raisonnable est de se réinventer une confiance, et de renoncer à comprendre.
On dirait la maison qui rend fou des 12 travaux d’Asterix !
On aurait presque envie d’aller faire la queue à la sécu, pour voir.
Depuis quelques jours, j’embête tout le monde avec ton blog, découvert par hasard.
I’m addicted!
Merci.
Quel voyage !
Avec une conclusion si vraie qu’elle me frappe le visage et me dit: « ma grande, tu vois, c’est ça que tu as oublié, c’est ça qu’il te reste à faire ! Ne râle plus, ne compare plus, contemple et avance ». Ca tombe juste à pic !
Bonjour,
Je me permets de vous écrire et j’espère que vous me répondrez car dans le cadre d’une publication, nous aimerions éditer l’une de vos photographies.
A savoir celle-ci :
http://matemelakinshasa.blogspot.fr/2010_10_01_archive.html
D’avance merci de votre réponse.
NM des Editions (cf. adresse de contact)
Mouhahahahaha! De mon côté, ça fait deux ans que je repousse le passage à la Notaria pour faire enregistrer la voiture à notre nom (ce qui nous oblige à rouler en se trimbalant l’intégralité du contrat de vente dans le vide poche…). J’y ai renoncé car, peu avant la date de l’achat, ils avaient changé de logiciel informatique. Le nouveau permet d’enregistrer les propriétaires via leur numéro de « cedula » (ce dont on ne dispose pas), mais pas via leur numéro de passeport (pour cause de format non compatible). Plutôt qu’une lutte inégale avec l’administration bolivarienne, on a préféré déclarer forfait…
Ça faisait longtemps que je n’avais pas feuilleté ton blog, et vu que je suis en plein dimanche glandouille, je vais rattraper ça :-).
J’espère que vous allez bien.
Bises vénézueliennes