Addis congolaise

A Addis Abeba, les rues sèchent doucement, le soleil renaît, les goyaves font leur apparition aux étalages des souks, les parapluies se changent en ombrelles. La fête religieuse de la Vraie Croix allume dans les quartiers des milliers de brasiers autour desquels se pressent les enfants, les familles. Les rues ressuscitent dans le brouillard sacré des incendies. On n’y voit goutte. Ça sent l’eucalyptus brûlé. Une nouvelle saison des pluies touche à sa fin.

Sous le bleu retrouvé, profitant des vides aménagés dans mon emploi du temps, je travaille à écrire un roman (c’est d’ailleurs la raison de mes longs silences sur cette page, et dont les quelques lecteurs qui restent ici – trois, je crois, dont ma maman – se sont parfois étonnés).

C’est que ce n’est pas facile, cette affaire. Il faut construire des ambiances, des climats, des fleuves, des villes, des salles de bistrot, des chambres à coucher, des rues et des marchés, les peupler d’êtres humains pensants, animer ce petit monde d’intrigues et d’émotions ; jouer à Dieu en n’étant que soi : quel exercice pourrait être à la fois plus narcissique et plus humiliant* ?

Et ce n’est pas tout : par-dessus ces problèmes élémentaires, des centaines de questions jamais entrevues se posent à l’apprenti romancier. Faut-il travailler, comme tel écrivain, dans une grâce mystique et naturelle qui ne se retourne que rarement sur ce qu’elle a produit** ? Comme tel autre, besogneux génie*** enchaîné douze heures par jour à son bureau ? Préparer, baliser, documenter son texte ou s’y jeter comme à la mer ? Ecrire chez soi, dans un rade du coin, à la bibliothèque, en voyage ? Faire le vide autour de soi, vivre en ascète, lâcher la bride au contraire et se nourrir du dehors ? Word ou cahier Clairefontaine ? Première personne, troisième personne ? Présent, passé simple ? Ecrire le matin, le soir, la nuit, tout le temps ?

Il faut avancer tout de même au milieu de ces doutes, sans se soucier de ce qu’ils ont de paralysant. C’est un peu comme d’apprendre à nager, tout seul, dans une eau farcie de monstres, en sachant très bien que d’autres que soi battaient déjà le record du cent mètres à 17 ans.

Mais trêve de pleurnicheries : les réponses viennent comme elles viennent. On verra bien.

Mon histoire se déroule – se déroulera, inch’Allah – à Kinshasa. Je passe mon temps à la bâtir, installé sur la terrasse de notre maison, au flanc de la haute colline de Yeka. A mes pieds, au-delà de quelques pins et d’eucalyptus dégingandés, Addis Abeba ensoleillée à neuf étend ses immeubles et ses toits de tôle. Cependant, à la petite table de fer à laquelle je travaille, Kinshasa surgit de ma mémoire, avec ses rues défoncées écrasées de chaleur, son lingala, ses musiciens fabuleux et ses danseurs électriques, son animation foisonnante et cradingue ; Kinshasa pauvre, gaie, vénale, roublarde et poétique, Kinshasa invivable, Kinshasa vivante.

Mais lorsque je lève les yeux de mon cahier, ce sont les ânes et les collines, les coccinelles vrombissantes, le tej, le khat, l’encens délicieux et le café interminable, les nuits d’encre parcourues de hyènes et d’étoiles froides, les rimes incompréhensibles et les épaules désossées des azmaris, les hommes en gabis blancs, les femmes hautes et fières, les chants des prêtres jaunes et noirs, l’insaisissable subtilité d’une civilisation vieille de deux mille cinq cents ans.

Ainsi une Kinshasa rêvée vient-elle peu à peu envahir mon quotidien éthiopien. Les ânes klaxonnent sous des orages bizarrement tropicaux ; je mélange amharique et argot kinois. J’ai froid aux pieds et du ndombolo dans les oreilles. Ma tête est à trois mille kilomètres de mon cul.

Et encore, ce n’est que le début.

* A part peut-être m’entraîner à la course à pied dans les mêmes collines que les marathoniens éthiopiens. Je ne vois jamais que leur derrière. Je devrais peut-être m’acheter un cilice, ça serait aussi simple dans le masochisme et j’aurais moins mal aux jambes.
**  Pierre Michon (ses Vies Minuscules sont bouleversantes)
***
Gustave Flaubert


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