Kinshasa Gare du Nord

Juillet approche, il a une tête d’octobre, Paris grelotte, le monde ralentit tout de même un peu sa course. Les bacheliers ont abandonné la BNF où, pas à petit pas, je travaille à mes histoires. Ils me manquent un peu. Je les aimais bien avec leurs gloussements, leurs maladresses, leurs peaux imparfaites, leurs maquillages outranciers, leur énergie et leurs tribus. Dans les immenses salles de lecture maintenant désertées, le moindre bruit résonne comme un sacrilège.

Depuis la fête de la musique, Jacques est de passage chez nous. J’ai déjà parlé ici de ce chorégraphe congolais qui tâchait, avec une patience admirable, de nous enseigner les rudiments des danses de chez lui lorsque nous étions à Kinshasa. Nous étions* raides, gauches, timides, mal coordonnés, nous habitions notre corps comme on porte un costard mal taillé, mais en sa compagnie nous passions des heures parfaites à décoincer notre bassin de bamindele. Nous l’avons retrouvé fidèle à lui-même, avec ses pagnes étonnants, son fil de moustache au-dessus de la lèvre et son corps de David.

Dimanche dernier, nous l’accompagnons à l’espace Pajol où il doit intervenir dans le cours de danse qu’anime un de ses amis. C’est une salle très claire dont les baies vitrées donnent sur un vaste champ de voies échappées de la Gare du Nord. Il y a là quinze ou vingt filles toutes blanches, le prof et ses quatre percussionnistes congolais. On nous accueille avec des sourires. Nous nous installons dans un coin.

Jacques se présente, lance les tam-tams. Le cours démarre. L’émotion me saisit par surprise. Je suis transporté deux ans en arrière, sur les tatami d’une petite salle sombre de l’école américaine de Kinshasa. Les rythmes et les pas de danse, les cris roulants me reconnaissent et me parlent, me caressent, me soulèvent de terre, transpercent en une seconde la couche de France déposée par-dessus mes souvenirs et la font voler en éclats.

Je me retourne, échange un regard avec Mélanie. Ses yeux brillent : elle aussi.

Alors, dans l’énorme fracas de tambours que sillonnent placidement de longs trains gris et bleus, le Congo surgit de nos mémoires, aussi vivant et fort que si nous y étions plongés à nouveau. Les voies en contrebas sont soudain envahies de végétation incontrôlable, les bâtiments perdent leurs étages, leurs toits se font de tôle, la température monte, la Seine, quelque part au sud, s’élargit immensément, l’Equateur dévie sa course pour traverser Paris ; et l’espace d’un instant, le temps d’un pas de danse, Kinshasa retrouvée nous porte dans ses bras.

* Je le suis toujours, mais c’est moins complexant à la BNF : on y danse peu. 

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