Malay 2560

1

Sur la scène, un employé de la banque chante des amours romantiques, sans doute déçues. Ses trémolos n’émeuvent guère les trois cent convives rassemblés dans la cour immense : on vient de servir la bouffe. A ma table on fait des chichis, on picore délicatement les noix de cajou avec ses baguettes, on trinque timidement avec de petits sourires constipés. Bonne année, oui merci, à vous aussi. Il fait nuit noire et très chaud. Je colle à ma chemise.

Sans que j’aie rien demandé, une portion de tendons de canard a fait son apparition dans mon assiette. J’hésite un moment, ne sais trop comment m’en débarrasser. Je viens de me résoudre à l’enfourner quand Pheak vient s’installer à côté de moi et, brandissant son verre de bière, me dit : « clear ». Je mâchouille vaguement l’affreux filament blanchâtre qui glisse sous la dent sans céder, l’avale tout rond, réprime un haut-le-cœur et lève le coude.

Le dîner passe vite ; l’ambiance se débraille quelque peu. Étalés sur leurs chaises au milieu des os et des arêtes, les pieds disparaissant dans les monceaux de canettes vides qu’ils jettent sans façons sous la table, les convives beuglent pour se faire entendre par-dessus la musique. Tout autour de nous, les rangées de danseurs sages qui moulinaient des mains ont volé en éclats : ils twistent maintenant, le feu aux joues, avec des rires aigus de fille et des braillements excités. Il n’est pas neuf heures et demie, mais l’atmosphère est celle d’un gala étudiant à deux heures du matin.

Oudom et Sophal viennent me chercher. Tu as vu Pheak ? Pas depuis un moment. La dernière fois que je l’ai aperçu, il titubait au milieu des danseurs en gueulant n’importe quoi. C’est bien fait pour lui, d’ailleurs, il a cherché à me faire boire toute la soirée. A force de « clear » autoritaires, je n’ai plus les idées bien claires, et lui…

Nous le retrouvons un peu plus tard dans la rue, appuyé contre un pylône, la mine chagrine. Il a perdu son téléphone. On cherche, le nez collé au trottoir. Ah tiens non, les gars, vous allez rire, je l’avais dans la poche. Sophal fait les gros yeux. Dans la cour, la fête décline. Les collègues me font monter en voiture.

On part au KTV.

***

De l’autre côté de la nuit c’est comme un lobby d’hôtel avec une réception, un bar, des banquettes en léopard. Plutôt chic : les videurs sont en costume. Mes collègues et moi redressons instinctivement les épaules, sauf Pheak, qui vomit dans une poubelle. Les cerbères se marrent et nous appellent l’ascenseur.

Dans la salle qui nous est réservée, une longue banquette et un écran, deux tables basses sur lesquelles s’alignent bières et micros. Température polaire, ambiance aussi. Sophal chante le premier, encore une romance, en regardant l’écran où pleurnichent des jeunes premiers en chemise et des jouvencelles à choucroute lustrée…  Mais il n’a pas éclusé le premier couplet qu’à l’entrée de la pièce apparaît une sorte de Madame Claude, très jolie et toute sourire. Dans son sillage, à la queue leu leu comme des petits canards, une rangée de jeunes filles en uniforme écarlate s’aligne contre le mur. Elles font un peu la gueule, peut-être à cause de la nôtre. Je suis déjà mal à l’aise.

Les collègues me regardent avec insistance : il faut choisir. Je lève l’index au pif et l’une des filles vient s’asseoir à côté de moi, très droite, lissant sa jupe du bout des doigts. Je la salue, mains jointes, elle se marre. Elle a des dents irrégulières dans une bouche très rouge. Le fond de teint très pâle masque mal ses cicatrices d’acné. Quel âge peut-elle avoir ? Vingt-cinq ans ?

— What’s your name ?
— Malay.
— Nice to meet you, Malay. Where are you from ?
Elle secoue la tête, ne comprend pas.

Mes collègues choisissent à leur tour. Madame Claude s’incline très bas et s’en va avec les petits canards qui lui restent. Sophal se remet à chanter, cette fois en duo avec son élue. Elle a un beau brin de voix un peu éraillé.

2

Une demi-heure plus tard ils chantent toujours, main dans la main, les yeux sur les histoires d’amour malheureuses qui défilent à l’écran. Oudom a passé un bras autour de sa voisine et rigole avec elle en descendant des bières. Je jette un œil vers Pheak qui, dès le début, s’est endormi sur une banquette. Je l’envie un peu : j’ai épuisé les deux chansons que je connaissais, tout mon répertoire de gestes, et mes deux phrases de khmer. A côté de moi, Malay se frotte les épaules dans une mimique qui dit « j’ai froid ». Je n’ai pas de solution immédiate à lui proposer.

Le temps est bien long. Malay se renfrogne, vexée sans doute du manque d’intérêt que je lui porte. Je ne sais que faire, retente sans succès quelques phrases en anglais, en désespoir de cause lui fabrique de petits origami avec le papier d’argent des clopes d’Oudom. Ça n’a pas l’air de la dérider. Soudain, l’étrangeté de la situation me saute à la figure. Saisi d’une énorme envie de rire, je dois sortir faire un tour. En bas de l’immeuble la rue est chaude et silencieuse. Quelques chauffeurs de tuk-tuk s’y arsouillent en jouant aux cartes. Au-dessus de l’entrée du KTV, le néon clignote en rose. Je n’ai pas très envie de remonter.

Enfin les collègues se lassent. Pheak se réveille, sent arriver la gueule de bois et demande à rentrer. Sophal a essayé de négocier un Third Round avec sa bonne amie, mais cette dernière l’a envoyé sur les roses. On congédie les demoiselles. Le pourboire généreux que je glisse à Malay n’éteint pas, dans ses yeux, l’expression d’un mépris suprême. J’aimerais m’excuser, j’essaye en khmer, somto, elle ne comprend pas, j’ai peut-être mal prononcé, ou bien ce n’est pas le bon mot. Sorry, alors. Elle quitte la pièce. La porte claque sur cette rencontre manquée.

Nous sortons à notre tour, embarquons à l’arrière de moto-dops et pétaradons dans les rues endormies. L’air de la nuit me fouette la tronche. Il sent le fleuve et la végétation. Je n’avais pas encore réalisé à quel point j’étais loin de ma propre planète.

— Au fait, en quelle année sommes-nous ?
— Deux mille cinq cent soixante.

4 réflexions au sujet de « Malay 2560 »

  1. Tant d’images de Chine et de Corée me sont revenues en te lisant. C’est tout à fait ça, j’ai eu mon lot de karaokés, de rencontres manquées avec des accompagnatrices qui parlaient pas anglais et de Pheak qui viennent te faire boire et finissent malades dans un coin.

  2. On ne refuse pas l’hospitalité de l’Ouest et encore moins celle de l’Est.
    J’ai cru que t’allais nous annoncer que t’avais couché avec Malay pour ne pas la vexer…

  3. Tu me racontes mes souvenirs avec une précision étonnante, ça fait drôle. Et plaisir, surtout. Des bises !

  4. « Ne faites pas le fier. Respirer, c’est déjà être consentant. D’autres concessions suivront, toutes emmanchées l’une dans l’autre »

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