Tboung Khmum

Oh chouette

Il faut s’arracher d’abord à Phnom Penh, braver les embouteillages, doubler l’Ambassade de France qui ressemble à une prison en plus sinistre, passer le Tonle Sap sur le pont japonais, puis laisser défiler de chaque côté de la voiture ces kilomètres de ville, de chantiers pas finis, d’entrepôts, de condos plus ou moins habités, de quartiers en devenir, tout cet entre-deux qui n’est pas une banlieue, une zone de transition plutôt, un gris coloré, un potentiel immobilier, un crépuscule, ou une aube peut-être, c’est selon.

Et puis enfin c’est la cambrousse. A perte de vue des tapis d’émeraude peuplés de buffles blancs, des miroirs d’eau que la pluie dérange en cercles concentriques, les palmiers comme des étoiles ébouriffées sur l’horizon. Dans la voiture c’est le silence. Maly s’est endormie ; Vibol est sur Facebook, j’y glisse un regard, cette pomponnette regarde des photos de lui-même. « Il est beau, votre pays », je dis. Ça ne réveille ni l’un ni l’autre – mais je sais qu’ils m’ont entendu.

On petit déjeune au bord de la route, sous le regard sévère de deux chouettes captives. Riz, porc grillé, soupes aux nouilles, café au lait concentré, émerveillement de mes collègues : il paraît que les Etats-Unis ont inventé un avion qui pourra faire New York-Phnom Penh en 9 minutes. Si si, c’était sur Facebook, neuf minutes! On fait le calcul sur le coin de la table : cent mille kilomètres/heure. Ils sont forts, ces Américains. Vibol a les yeux qui brillent. C’est de savoir New York si proche.

Encore une heure de trajet et nous rentrons dans Tboung Khmum, une longue rue goudronnée bordée d’immeubles bas. De chaque côté partent des allées boueuses qui débouchent directement dans un monde de baraques en bois, de manguiers, de chiens aboyeurs et d’enfants en slibard. Une ville, mais de justesse : il y a tant de trous dans la chaussée, tant de terre sur le bitume que la campagne semble chercher à la reprendre.

C’est au marché que nous amène notre visite. Tandis que nous déambulons dans les allées, interrogeons les marchands, je sens converger de partout sur moi des regards timides, dérobés sitôt croisés. On s’enquiert en khmer sur ma présence, qu’est-ce qu’il fout là le barang, mes collègues doivent chaque fois tout expliquer. Au début c’est rigolo, mais à la longue … Je me sens encombrant, trop grand, trop épais, trop voyant. Pourtant j’ai été velaka, mundele, muzungu, farandji, i huaj, il faudrait s’y faire un jour, parler toutes les langues, devenir invisible, se faire caméléon – mais non. On a beau vieillir en voyageant, on n’est chez soi que chez soi. Tant mieux, peut-être.

Soudain une dame à grande gueule quitte son étalage de légumes, me fourre sous le nez une aubergine qu’elle tient comme un micro, et m’interroge en khmer. Si je suis libre ? Je montre mon alliance. Ah, c’est dommage, parce que sa fille… Et au fait, comment on dit « I love you » en Français ? J’explique, elle répète, « Jeuw tain meuh », autour de nous c’est l’hilarité générale. Mais c’est pourtant vrai que je l’aime, cette maman ; j’ai envie de la serrer dans mes bras avec sa grosse voix et ses gros seins et sa curiosité, sa gueule marquée, ses mains calleuses et brunes, son marmot qui roupille au fond d’un hamac doucement balancé sous les tôles – avec elle j’embrasserais toutes les mères du monde. Mais il est l’heure d’y aller, on prend congé, elle retourne derrière son étalage en héroïne, la leur, la mienne, merci madame, au revoir.

Le lendemain, sur le chemin du retour, au milieu des rizières à nouveau, Vibol fessebouque et Maly dort. On se traîne à trente à l’heure derrière des camions chargés de trucs, des briques, du sable, de la bouffe, du bétail, des travailleurs qui rentrent de l’usine (le bétail est mieux loti). Je repense à l’avion des américains. Avec un engin pareil, on serait à Phnom Penh en sept virgule deux secondes. Haut dans la stratosphère, loin des mamans, des aubergines, des camions et des frontières. Il y aurait du café lyophilisé et des plateaux-repas design. Par le hublot le ciel serait presque noir, probablement dépourvu de buffles. On verrait la courbure de la Terre. Je décide qu’on est mieux ici.

 

 

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