Prés carrés à Kinshasa

 

 
Depuis le 11 juin, Kinshasa est un essaim d’abeilles cocaïnomanes. Elles bourdonnent à tous les coins de rue, par les portes ouvertes, sur les terrasses des bistrots, sur les trottoirs. On n’y échappe pas. Les vuvuzelas font la loi, et l’on voit s’ouvrir dans le béton kinois des milliers de petites fenêtres vertes ponctuées de moucherons aux couleurs vives. Ça fait très joli.
Ce matin, lorsque je suis monté dans la voiture pour partir au boulot, Benjamin avait dans l’œil un éclat goguenard mêlé d’un brin de pitié. C’est le regard qu’on réserve aux vaincus. Ça m’a un peu énervé. En arrivant au bureau, même trogne de mes collègues congolais qui, alors que j’écris ces lignes, me demandent « pourquoi on a déçu comme ça ». Rougissant légèrement, je pique du nez sur mon ordi en marmonnant un vague « gnegnegnemêmepasmalgnegne », tandis qu’ils débattent à perte de vue des raisons de l’échec. Ils finissent par s’entendre sur un diagnostic sans appel : c’est un problème sur les plans politique et juridique. Qu’on en tire les leçons pour 2014.
Ils ont beau jeu de se moquer : l’équipe nationale d’ici, les Léopards, ne participe pas à la Coupe du Monde. Ça n’empêche pas les congolais de passer une part non négligeable de leur temps libre devant les écrans de taille et de qualité variables qui ont envahi la ville. Certains ont sorti dans la rue une table et une télé et suivent le match sur le trottoir, avec les copains et les badauds. Le petit vendeur d’eau pire, assis sur un banc de bois à côté d’un homme d’affaires qui passait par là, débat avec lui de l’avenir immédiat des Lions Indomptables. Aucun des deux ne semble remarquer qu’il neige tellement sur le terrain qu’on ne voit même pas le ballon.
C’est paisible, c’est pacifique et familial. Dans le grondement continu et saoulant des trompettes en plastique zouloues, on débat, on se dispute, on encourage, on désespère. On admire ensemble les beaux gestes, on vilipende les fautes grossières et les erreurs d’arbitrage. On nage dans la Primus et le délire sportif. On entend partout prononcer des mots qu’on n’avait pas croisés depuis quatre ans, Phase Finale, Groupe A, Poules, Paraguay. On s’enthousiasme pour des pays mystérieux, pour des joueurs aux noms exotiques. On se sent pousser au fond du crâne un petit ballon.
Pendant ce temps, le monde tourne plus lentement. Les chefs de guerre regardent tirer des penaltys plutôt que des Kalachnikov.  Le pays perd en productivité sur les chantiers, dans les entreprises, sur les champs de bataille. Ephémère, vous dites ? C’est sûr. Sitôt la finale terminée, on descendra de notre nuage gazonné pour retrouver une vie sans spectacle, sans commentaires idiots et sans débats oiseux. Il restera quelques jolies photos et, sur le maillot d’une équipe, une étoile de plus. On retournera à la crise, à la réforme des retraites, au salaire de Sarkozy, au successeur de Kabila. On cessera de se disputer pour savoir si y avait faute. On redeviendra sérieux. Les vaches seront bien gardées. Le marché de la tortilla sera, peut-être, un peu neurasthénique dans les grandes villes de France.

Géographie

 

[Je suis malâââde, contre-coup de deux semaines difficiles au boulot. Petite chronique vite-faite-mal-faite en attendant que ça aille mieux.]
Un des chauffeurs, chez nous, s’appelle Benjamin. C’est un petit homme sans âge, au crâne tondu à blanc, à la bouche large, au visage inquiet. Il parle le français et le lingala comme une mitraillette cassée. Les mots s’échappent de lui par paquets confus. Il est aussi, à rebours de beaucoup de ses confrères, désespérément honnête.
Il a un souci un peu gênant pour un chauffeur : il est tout le temps perdu. Lorsqu’on veut aller quelque part avec lui, il faut d’abord lui demander s’il connaît. Bien sûr, il ne vous dira jamais non… mais quand il ne connaît pas ça se voit. Il prend l’air pénétré. Il répète le nom de l’endroit. Son grand front se plisse, il commence une phrase, il en commence une autre, deux petits troupeaux de mots déconcertés, et puis il s’arrête et il prend l’air embêté. Alors, il faut dire : ce n’est pas grave. On demandera. Soulagé, il démarre. 
Comment lui en vouloir ici ? La ville n’est que rues sans nom, avenues barrées pour travaux, quartiers impraticables. Il n’y a pas de carte fiable. Certains boulevards ont changé de nom trois fois en dix ans, au gré des généraux en faveur ou des politiciens au pouvoir. Les kinois les appellent encore par leur ancien nom, en omettant les mots inutiles comme Rue de ou Place du. « – Tu es où ? – Quartier GB, sur Prince de Liège. – On se retrouve au Bloc ? – OK, mais ne passe pas par 24, c’est bouché !». Un oiseau migrateur n’y retrouverait pas le Nord.
Et puis en ce moment les travaux sont partout. On refait quelques routes à la hâte en vue du cinquantenaire de l’indépendance, fin Juin. Cela provoque régulièrement des embouteillages homériques. Sur le Boulevard du 30 juin, il y a même des lampadaires. Le reste de la ville est dans le noir, mais on aura un beau défilé.
Il faut savoir ce que l’on veut.

Au-delà des apparences

C’est la signification de leur nom : le Staff Benda Bilili. Les quatre chanteurs sont dans une chaise roulante, avec de petites pattes d’enfant incomplètes qui flottent dans leur grand pantalon. Ils sont garés en épi sur le devant de la scène, au fond d’un  bistro minuscule de Ndjili. L’un d’eux, à droite, tient sur ses genoux une guitare en bois brut, penchée dans une position étrange à cause des accoudoirs. Sur le côté gauche, un autre se tient en équilibre sur trois pattes, dont deux en bois. Derrière eux, trois types valides jouent de la basse acoustique, de la batterie, et d’un instrument bizarre fait d’une boîte de conserve, d’une corde de guitare électrique et d’un manche recourbé. Il tient ce petit instrument biscornu contre son corps et, quand il en joue, on dirait qu’il se gratte le ventre.
Je ne sais pas grand-chose d’eux. Qu’ils ont très longtemps galéré. Qu’ils répétaient au zoo de Kinshasa, au milieu des shégués, des cages croulantes et des animaux borgnes. Qu’ils reviennent du festival de Cannes, où ils ont présenté le reportage qu’ont tourné sur leur histoire étonnante deux réalisateurs français ; apparemment des types hors du commun. Et qu’ils repartent en Europe bientôt pour une tournée de cinquante dates.
A les voir comme ça, au Cabaret Sauvage – c’est le nom du bistro – on ne dirait pas. On les a croisés à notre arrivée, sirotant tranquillement une bière sur la terrasse et saluant les nouveaux venus, juchés sur ces motos improbables qu’on dirait sorties de Mad Max (mais qu’il faut pousser pour démarrer). Ils n’ont rien du côté clinquant qu’ont beaucoup d’autres célébrités d’ici. Et maintenant ils envoient sans barguigner, en travers de la gueule d’un public peu nombreux, une excellente rumba congolaise dopée au funk. Sans se soucier, semble-t-il, de savoir s’ils jouent pour le Zénith de Paris ou pour ce tout petit rade. 
Et puis ils dansent. C’est peut-être le plus étonnant dans tout ça. Ils dansent avec ce qui leur reste, le torse, les bras, le cul ; ils tortillent tout ce qu’ils peuvent, et ça pourrait être drôle ou sonner faux (souvenez-vous de ça) mais en fait c’est très beau. Sur le côté, un type dont le survêt jaune poussin n’est rempli que d’un côté fait sur sa chaise des bonds impressionnants. Il paraît que c’est un des musiciens du groupe. Peut-être qu’ils n’avaient pas assez de place sur cette petite scène pour son enthousiasme débordant.Son voisin, venu lui aussi en fauteuil à roulettes, est descendu de son perchoir et danse à quatre pattes par terre avec un air réjoui. Lui est ridicule, mais c’est parce qu’il est saoul comme un âne. Il se cogne dans les tables, renverse les bières, bouscule les spectateurs, jusqu’à ce que la serveuse le chasse vers sa chaise en l’engueulant comme un enfant. Il prend l’air contrit mais on sent que la pulsation l’anime toujours, incontrôlable. Deux minutes plus tard, il redescend de son siège et se remet à sauter partout.
Tout ça dégage une bonne humeur puissante, communicative et bon enfant. C’est la cour des miracles. Les paralytiques dansent. Les autres aussi.
Et en sortant on dit merci.

Départs

 
 
Le premier homme ayant volé s’appelait, paraît-il, Otto Lilienthal. Ce fou merveilleux survola plus de deux mille fois le Brandenburg entre 1891 et 1896. Il se lançait du haut d’un promontoire artificiel, équipé d’une paire d’ailes faite de coton et de bois de saule : sur les photos il ressemble à un grand oiseau maladroit. On imagine avec émotion cet Allemand à la belle tête sévère qui galopait au flanc de la colline avec ses grandes voiles dans le dos, ridicule et superbe à la fois, courant derrière ses rêves d’air libre et d’apesanteur.
Un jour d’été, une rafale inattendue le précipita par terre un peu plus vite qu’il ne l’aurait voulu ; dans sa chute il se brisa l’échine. Sur son lit de mort, le lendemain, il aurait eu ces mots étonnants : « Des sacrifices doivent être faits ».
Depuis, tout est allé très vite. Alors que l’on s’était traîné par terre pendant 2000 ans, en un siècle à peine on a volé à voiles, puis à hélices, puis à réaction. Aujourd’hui on parcourt les 6000 kilomètres qui séparent Paris de Kinshasa en moins de huit heures, petit miracle quotidien qui n’étonne plus personne. On peut traverser la Méditerranée sans voir la mer et le Sahara sans connaître la soif ; on peut franchir la plus grande forêt de ce côté du monde sans voir même un seul arbre. On se téléporte. Et l’on croit voyager.
Il paraît que cette abolition des distances est encore un fait récent. Il n’y a pas si longtemps l’avion était très cher et les appels internationaux hors de prix. Quand on s’en allait, on s’en allait. Une collègue m’a raconté l’autre jour le départ de son père, quittant il y a quelques dizaines d’années le Japon pour l’Europe où il s’expatriait. Les familles étaient nombreuses à venir assister au départ. Elles apportaient sur le quai de longs rubans dont elles confiaient une extrémité au voyageur. Lorsque le bateau partait, les passagers étaient toujours reliés à leur terre, à leurs parents, par ce mince cordon qui se tendait, s’étirait, et puis cassait. Ils étaient, alors, vraiment partis.
A l’aéroport de Ndjili, on ne voit pas de ces images frappantes. Seulement des congolais, sapés de pied en cap, qui embrassent leur famille avant de passer les contrôles. Certains, peut-être, partent tenter leur chance dans l’Eldorado européen. Ils vont affronter la grisaille et le racisme dormant, les banlieues, la bouffe bizarre, le dépaysement. Et ils ne pourront rentrer que vainqueurs, car l’échec n’est pas admissible pour ces exilés : il les mettrait au ban de leur famille. Au Congo, avouer que tu es pauvre est la dernière chose que tu fais, quand vraiment tu n’as plus rien, quand tu ne peux même plus paraître. Tu peux crever la faim mais tu es rasé de près, et tes chaussures sont bien cirées.
Est-ce qu’il voyait tout ça, Otto Lilienthal, du haut de sa colline ? Les va et vient frénétiques des hommes sur la planète ? L’illusion d’un petit monde dont nous nous berçons à grand renforts de kérosène ? Les congolais en Pierre Cardin qui évitent les flaques d’eau devant l’entrée du terminal ? La magie d’être ici et là-bas, presque en même temps ?
Ceux qui rêvent de partir et qui ne partent jamais ?

A l’Île aux Moines

A Kinshasa tout est exagéré. La ville n’en finit pas ; ses rues défoncées s’étendent sur des kilomètres ; seul le flot immense du Congo l’arrête net au long de ses berges sales. C’est la capitale démesurée d’un pays gargantuesque. Les fleuves y sont des mers et les forêts des continents. Les orages y tonnent comme au jugement dernier, les pluies inondent les rues et emportent les gens. Les pauvres s’y habillent comme des princes et les pasteurs comme des empereurs. Et son peuple pacifique, souriant, ouvert, mélomane, brûle de temps en temps un pauvre type pour son petit déjeuner. Mais je quitte le Congo pour le temps des vacances, et le Golfe du Morbihan m’accueille dans ses bras verts et bleus, et tout ce qui me dépassait là-bas me parle ici et me rassure.

Tout tient dans ce nom breton, Morbihan, Petite Mer. C’est une grande piscine qui se vide et se remplit, chaque jour deux fois, inlassablement : une baignoire d’horloger. Des îles y surnagent qui tiennent dans le creux de ma main. Ce ne sont pas les chapelets innombrables de l’Indonésie, ni les îlots bagués de sable blanc du Pacifique. Ce sont des langues de terre, de gros sable et de goémon posées sur l’eau, coiffées d’un bouquet de pins et, par endroits, d’un dolmen qui leur fait comme une grande dent solitaire dressée vers le ciel changeant. Elles sont modestes et saisissables. Elles sont belles comme une belle fille qui ne s’est pas maquillée.

Au-dessus d’elles s’étend le ciel le moins ennuyeux du monde. Il change tout le temps. Rarement tout à fait bleu ou tout à fait gris, il construit au gré des vents des mosaïques de nuages et de soleil frais, variant à l’infini les éclairages et les ambiances. La mer lui répond. Elle s’accorde aux nues comme les chaussures d’un sapeur congolais à son chapeau. Grise un instant, vert toxique le suivant, bleu sombre sous la pluie, rouge dans l’éclat du couchant.

La beauté du Golfe est d’une nature différente de celle, titanesque et effrayante, des orages équatoriaux.  C’est une beauté qui se laisse appréhender avec le temps, sans tapage ni ostentation, et qui ne donne sa pleine mesure que si l’on prend le soin d’y prêter attention. Elle est si subtile qu’elle fait le désespoir des peintres.

Dans ce pays de sable, de genêts et d’eau salée on se promène avec bonheur. On navigue avec prudence, à cause des bancs de sable et des courants puissants. On ne se baigne qu’avec un certain courage, même au mois d’août. Et on ne repart qu’à reculons.

Justement, demain, je rentre. Je me jette à nouveau dans la gueule brûlante de la grande ogresse qu’est Kinshasa. Si elle essaye de me croquer, elle aura du sable entre les dents.

Les affaires de Dieu

 
On m’a raconté cette histoire hier, dans une salle sans fenêtres climatisée à 15°, toute blanche, au fond du service technique d’un opérateur téléphonique congolais. On se serait cru dans une morgue pour ordinateurs. Le technicien qui nous a décrit la scène l’avait vue de ses yeux ; elle est donc vraie irréfutablement. Vous en doutiez ?

A l’église du réveil, c’est l’heure de la prière. Dans l’assistance survoltée par la musique et les braillements du pasteur, chacun adresse à Dieu ses desiderata. Et, forcément, chacun le fait à Très-Haute voix.
Sur un banc, là-bas au fond à droite, deux hommes prient côte à côte. Le premier est un commerçant aisé de Matonge ; il possède une nganda de bonne réputation, où la bière est toujours fraîche et la chèvre bien servie. Il porte une chemise de pagne neuve aux couleurs de la fête du travail et un pantalon tout propre. Dans le flot assourdissant de prières qui envahit l’église, on peut tout juste l’entendre qui demande à Dieu de lui apporter beaucoup d’argent, beaucoup beaucoup s’il te plaît Ô Seigneur, pour pouvoir partir en Europe et avoir une belle voiture et une maison neuve et ne plus jamais travailler.
Le deuxième personnage est un pauvre cireur de chaussures de Chine Populaire – quartier qui n’a rien de chinois mais où la densité de population est telle que Pékin, à côté, ressemble au Sahara. Un peu voûté dans sa chemise qui en a déjà trop vu, il lève les yeux au ciel en clamant : Ô Nzambe malamu ! Si tu pouvais me donner ne serait-ce que cent dollars, comme je serais heureux ! Accorde-moi s’il te plaît ces cent petits dollars, Ô Seigneur, Ô Très-Bon, et je te serai pour toujours reconnaissant !
Alors, le premier commerçant se tourne vers lui, sort de sa poche un billet de cent dollars et le lui donne en disant :
« Prends. Et arrête d’embêter Dieu avec tes petites histoires, il a les miennes à gérer ! »

Sur le boulevard

Vendredi dernier, coincé dans un de ces embouteillages dont l’énorme boulevard du 30 juin a le secret, j’ai vu paraître à ma fenêtre, dépassant à peine, deux petits yeux sombres dans une tête noire. La tête avait au mieux sept ans. Les yeux en avaient mille. L’enfant me faisait signe de la main qu’il avait faim ; il voulait de l’argent. Je l’ai regardé, lui ai indiqué d’un signe de tête : non. Nous avons redémarré.
Il y a ici des légions de ces enfants, abandonnés par leurs familles parce que la mère est morte en leur donnant naissance, ou parce qu’ils sont malformés, ou qu’ils portent la poisse. Ma petite saynète dans la voiture est chaque jour cent fois vue, revue, toujours renouvelée.
Mais en repartant vers notre destination, laissant derrière nous le petit affamé, j’ai eu un choc lent et terrible. Pas parce que la vision d’un enfant de 7 ans errant au milieu des voitures en quémandant l’aumône est inhumaine. Elle l’est évidemment. C’est parce que je me suis rendu compte qu’on s’y habituait.
Kinshasa te fait cela, si tu n’y prends pas garde. Les tas d’immondices puent moins, le soleil brûle moins. L’horreur du coin de la rue perd de son acuité première pour se fondre dans le paysage urbain. On accepte passivement l’enfer des autres, non pas par raison ou aveu d’impuissance, mais par routine. Tout doucement, comme on vieillit : sans s’en apercevoir. On finit par admettre le fait qu’un être humain, à l’âge que l’on passe dans les jupes de sa mère, fasse la manche entre des monstres d’acier qui font deux fois sa taille, vêtu faute de mieux d’un t-shirt Mickey qu’il a enfilé comme un slip.
Il y a beaucoup de raisons pour vivre sa vie tout de même dans ce grand écart permanent, sans pourrir de culpabilité. Il est probablement inutile de les reprendre, tout le monde les connaît et la plupart sont au moins un peu valables. Mais les anges noirs à ma fenêtre crèvent la faim, et par les vitres de la voiture, le monde a parfois une sale gueule.

Kisangani Express

Kisangani est perdue au cœur d’une forêt grande comme un pays, au nord-est de la RDC. C’est une ville de  terre, car les communes ceinturant le centre ville ressemblent à des villages de brousse ; d’arbres, car ici personne ne songe à les couper ; et d’eau, car on y retrouve le Congo, 2.000 km en amont de Kinshasa. Même aussi loin de son embouchure géante, le fleuve y est très large et le courant puissant. Depuis Kinshasa on n’y parvient que par les avions-poubelle des compagnies congolaises, ou alors en passant par Nairobi. 

Les habitants de Kisangani, pleins de logique et de bon sens scientifique, s’appellent les Boyomais.
La ville est sillonnée à toute heure du jour et de la nuit par les tolekas. Ce sont des vélos tout simples, dont le porte-bagages a été garni d’un siège en mousse habillé de macramé multicolore : on dirait une selle de Bisounours. Assis à l’arrière de ces biclous chinois décorés de slogans à la gloire de Dieu, les cheveux au vent et le groin recouvert de poussière, les boyomais cahotent sereinement en discutant le bout de gras avec leur chauffeur, souvent jeune ; parfois un étudiant qui gagne ainsi de quoi payer l’université. Ce dernier pédale entre les trous en se récitant le Code du Travail, les 5 forces de Porter, ou le Théorème de Bolzano-Weierstrass. Il a des mollets d’acier et une tête bien remplie. C’est un humaniste accompli.
Plongé dans cette atmosphère de grand village, très loin de Kinshasa, de ses bolides vrombissants et de son ambiance permanente de foire d’empoigne surchauffée, nous menons notre étude avec ma collègue congolaise. Nous arpentons ensemble la ville sous un soleil de plomb, réunissons des gens dans des bistrots miteux, rencontrons directeurs locaux et agents immobiliers. Nous découvrons par petites touches comment fonctionne cette ville qui a connu Stanley et l’enfer de la Guerre des 6 Jours, dont elle porte encore les traces vives.
Le soir, au dîner, on cause. Elle me raconte l’histoire, vraie vraiment, d’un sorcier tombé du ciel entièrement nu sur le toit d’une maison de son quartier. Je lui décris en retour la Révolution Française. Elle me dit le Congo et je lui dépeins le métro. Je lui explique le SDF et elle m’assène une guerre civile. Amours congolaises, mœurs parisiennes, rudiments de swahili, souvenirs d’enfance, et même la passion ardente que nourrit ma collègue pour Julien Lepers s’entrecroisent à notre table. Nous allons d’étonnement en étonnement.
Nous parcourons ensemble, à longueur de poulet-makemba, les années-lumière qui séparent nos civilisations. A quoi bon refaire le monde quand le partager est déjà si compliqué ?

Article 15

A Kinshasa, la Constitution ne comporte qu’un seul article : le quinzième. Tous les kinois le connaissent, le pratiquent et le citent à l’envi. Il est d’une extrême simplicité. Il dit ceci : « débrouillez-vous ». Débrouillez-vous pour rapporter à bouffer à vos six enfants, pour faire vos études dans des amphithéâtres en ruine, pour envoyer de l’argent à votre mère restée dans son village du Bandundu. Débrouillez-vous pour ne pas tomber malade, pour ne pas vous faire violer ou dépouiller, pour ne pas avoir d’accident de la route, pour ne pas prendre sur le crâne les cieux lourds et mouillés de la saison des pluies. Débrouillez-vous pour survivre dans un monde où l’argent est rare et les coups du sort nombreux. Prenez ce que vous pouvez, tant que vous le pouvez, car vous ne savez pas de quoi demain sera fait. Et que Dieu vous garde pendant ses insomnies.
Cela explique beaucoup, à commencer par cette ambiance de non-droit foutraque qui règne dans la ville. En vertu de l’article 15, toute règle peut être contournée, toute structure tordue, tout engagement effacé. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de combine interdite.
Exemples :
Tel kinois, chauffeur d’une grande entreprise, utilise la voiture dont il a la charge pour faire un peu le taxi. Tel autre s’est procuré un téléphone portable, un parasol et une table Made in China, et a monté sur le trottoir une cabine téléphonique. Le flic du coin de la rue, pour arrondir un salaire qu’il ne touche que rarement, invente des infractions au code de la route pour soutirer un peu d’argent à ses victimes. Il déploie des trésors d’imagination pour ferrer ses « clients » à coups sonores d’Excès de Lenteur, d’Abus de Clignotant, de Conduite Sur La Mauvaise File (ici il n’y a pas de files). Quant au pharmacien de la photo ci-dessus, il y a une petite chance pour qu’il se soit contenté de verser un peu d’aspirine et de kérosène dans des bouteilles en plastique avant de se poster sur le trottoir. Qui sait ?
Certains procédés sont honnêtes, d’autres moins, d’autres encore carrément criminels. Ici, la zone grise de la légalité est à l’image de la bonne conscience politique : extensible.  Les apaches de tout poil, voleurs de poules, de téléphones, de câbles électriques, les tire-laine et les pique-assiette sévissent partout. Ils s’en prennent sans distinction aux mundele et aux congolais, à l’Etat et aux particuliers.
Que voulez-vous ? Il faut bien vivre. C’est la Va-Comme-Je-Te-Poussée-d’Archimède, qui s’applique à tout corps plongé dans la misère, et le tire vers l’avant. Jour après jour, cahin-caha, comme ça peut, à Kinshasa.

Lingala

 

Au Congo, les gens se tuent à vous le répéter : le lingala, c’est simple. Tout le monde tombe d’accord là-dessus. A croire qu’on s’est donné le mot.
Ce fut longtemps ici la langue de l’armée, dans laquelle les colons belges s’adressaient à leurs soldats indigènes. Celle aussi dans laquelle Mobutu, chef militaire par excellence, s’adressait aux congolais. C’est peut-être la raison pour laquelle nous avons souvent entendu dire ici que le lingala était une langue de commandement. Tout juste bonne à se faire obéir.
Moi je trouve ça un peu idiot.
Le lingala que nous entendons autour de nous est à l’image de Kinshasa : hybride, foisonnant, d’apparence simple mais terriblement difficile à comprendre en profondeur. Il se nourrit de français (lifalansè), d’anglais, de portugais, de kikongo, de swahili. Il n’a peur ni des mélanges ni des approximations : c’est une langue en devenir. Cela donne des phrases étonnantes : si je suis en train de conduire une voiture, je dis « Nazali koconduire voiture ». Si je veux une bière, je dis « Pesa bière moko ». Et les ambianceurs kinois tordent la langue à volonté, fabriquant avec leur bande des dialectes quasi incompréhensibles pour les non-initiés. Le lingala évolue en permanence sous l’influence de ces fêtards, malfaiteurs et étudiants, bien plus inventifs que nos académiciens, et pour qui ta maison est « ton palais » (il faut voir la tronche des palais…) et une cigarette une « shimbok ».
Nous l’apprenons tant bien que mal avec Molakisi Robert. C’est un petit homme souriant et un peu mou, avec des pommettes saillantes, des vêtements trop grands, une voix nasillarde, et un joli sourire qui plisse son visage comme une vieille pomme. Natif de la province de l’Equateur, il parle le lingala pur, celui qui se passe de mots français pour dire ce qu’il veut dire. Il nous en ouvre une à une les surprises, expliquant à sa manière lente et docte les règles et les exceptions. Nous vivons avec lui des heures merveilleuses.
Depuis quelque temps, il apporte chaque semaine au cours un petit livre de contes pour enfants, un peu sale, un peu déchiré, illustré de dessins naïfs en noir et blanc. Ce sont des histoires d’animaux. La gazelle y cherche des noix de palme. L’éléphant, grand bêta indécis aux oreilles pointues, se fait tout le temps avoir. L’hippopotame est un sage que l’on consulte avec respect. On n’y apprend pas grand-chose qui puisse nous servir au quotidien (à Kinshasa la noix de palme et l’éléphant se font rares) mais c’est beaucoup plus intéressant que d’apprendre à négocier le prix des patates douces. 
On voit au passage que pour fabriquer un conte, où que ce soit sur la planète, on n’a jamais fait mieux que des animaux qui parlent. C’est fou comme les hommes se ressemblent.
Le lingala est aussi riche de son vocabulaire. Il y a les mots-bruitages, qui  sonnent comme ce qu’ils veulent dire : kake pour l’éclair, poto-poto pour la boue, kusu-kusu pour la toux, piololo pour le sifflet. Il y a les mots à tout faire : moto convoque à la fois l’homme, le feu, la tête et même les motos. Kokoma écrit et arrive. Mbula fait tomber la pluie, passer les saisons et s’égrener les années.  Il y a les mots-culture aussi : le salon est la maison des causeries, et l’on coupe un serment plutôt que de le prêter (kokata ndayi). Pourquoi ? Parce que dans les villages, une promesse ne se faisait qu’avec une machette à la main. Il y a enfin  les mots-image: un homme têtu est matoyi mangongi, les oreilles qui n’entendent pas. Et le propos d’une histoire, c’est Mama na likambo : la mère du problème.
Na bongo, alors, nalobi boye, je dis ceci : au Congo, la culture des villages et les traditions des anciens qui y ont grandi disparaissent peu à peu, digérées doucement par la ville, par la modernité, par l’urgence de la course à l’argent. Il ne faut pas s’en affliger, car ces richesses survivent. Simplement, elles sont cachées. On les voit affleurer au détour d’une expression, derrière un mot, sous un usage ou une exception. Elles sont enracinées profondément dans les oreilles et dans les bouches. Elles fabriquent le Congo et les congolais, jour après jour. Nous qui sommes en visite, nous ne les comprenons qu’à peine.
J’ai réalisé cela lorsque, mardi dernier, Robert nous a gratifié d’un petit proverbe en guise de conclusion. Je vous le livre dans sa version originale : Soki mwana moke afingi yo, ezali ye te. Nzoku moko azali na sima na ye. Traduction littérale : « Si un petit enfant t’insulte, ce n’est pas lui qui t’insulte. C’est l’éléphant qui est caché derrière lui ».
Je ne suis toujours pas sûr d’avoir compris pourquoi chaque gamin mal élevé devrait cacher un éléphant. Ca me frustre terriblement. Et d’ailleurs on ne voit pas bien comment un éléphant, même maigrichon, peut se dissimuler derrière un enfant. Tout ça n’est pas très sérieux.
Je vais chercher pourquoi. Si je trouve, je vous dirai.
En lingala.