Décrochage familial

[A toi, cher lecteur qui débarques sur ce site, par ennui, par habitude ou par hasard, et qui t’attends à y trouver une chronique et non le déballage impudique de mes histoires familiales,
A toi aussi qui voudrais en savoir plus sur le Congo et qui, en lieu et place de données géopolitiques, économiques et culturelles sur ce beau pays, vas découvrir ma môman,
A toi qui viens chercher du rêve et vas trouver des kapoks (avoue qu’au moins le nom est rigolo),
A vous tous enfin qui, pour une raison ou pour une autre, pourriez être déçus de trouver ici le long récit d’un week-end à la place d’une chronique, j’adresse mes humbles excuses et je dis ceci :
Si vous êtes pas contents c’est l’même prix.
Revenez quand même la semaine prochaine, on partira en répèt avec les Washiba]
Jour 1
Jeudi soir, 10 juin. Descente des parents sur le tarmac de l’aéroport de Ndjili, tamponnage de visas, trouvage de bagages sur le tapis roulant lent. Le fils indigne n’est pas venu les chercher à l’aéroport. Il les attend à la maison, occupé à éliminer les derniers grains de poussière du carrelage à l’aide d’une balayette en plastique  de fabrication chinoise, si petite qu’on dirait une brosse à dents. 
Entrée des parents. Joie partagée. Visite de l’appartement. Commentaires enthousiastes sur le goût délicat avec lequel tout ça est meublé et décoré. Surtout le vert cacanapé.
Nous dînons de saucisses au pili, petites merveilles à goût de cadavre avarié (au pili), tout en digérant chacun sa part de dépaysement. Eux construisent le Congo autour moi, et moi je les intègre à ce cadre auquel, jusque-là, ils n’appartenaient pas. Choc des univers. 
Jour 2
Pendant que leur petit bancarise les congolais, pôpa et môman sillonnent les allées du marché Zigida, accompagnés du chauffeur que nous avons recruté pour l’occasion. Il s’appelle Joseph ; il est placide, rond, chauve, souriant ; il est l’heureux propriétaire d’une Mazda vert clair métallisé du dernier chic, avec options vitres ouvrantes, toit ouvert, et ceintures de sécurité à l’arrière.
Retrouvailles pour le déjeuner. Le serveur demande à Pôpa, l’air un peu surpris, s’il veut VRAIMENT de l’eau dans son Ricard. On ne sait pas pourquoi. Sieste, balade au bord du Congo, concert du grand Jupiter qui chante bien mais danse comme une marionnette aux fils coupés, puis retrouvailles avec mon Arlésienne de retour de sa cambrousse, et hop ! à la bouffe. Nous dînons sur une grande terrasse dont le plafond est un immense tissu de tentures du Kasaï aux motifs géométriques. Pendant que dans un coin, un orchestre d’ascenseur joue de la rumba molle, les parluches s’essayent au pondu (manioc haché au Pilchard), au chikwange (manioc fermenté à rien), au fufu (boules de manioc cuites), aux makemba (bananes plantain frites). Poups aime bien le poulet à la cahuète et décerne un satisfecit à la bière Tembo, la brune avec un éléphant sur la bouteille. C’est vrai qu’elle a du chien. Moum mange de tout, même des chenilles, avec un courage tranquille qui fait l’admiration de la tablée.
 Jour 3
Nous partons tôt pour le Bas-Congo, la grande province qui s’étale entre Kinshasa et la mer, fiers comme Bar-Tabac dans notre Mazda rutilante. Après la lente sortie de Kinshasa, nous fonçons en vrombissant dans les collines jaunes qui plissent le paysage, slalomant habilement entre les camions lancés à toute allure sur la route. Leurs chauffeurs fument du chanvre pour tenir les horaires inhumains de leur travail, et sur le bas-côté, des carcasses défoncées ou calcinées rappellent à l’imprudent qu’il est déconseillé de prendre un trente tonnes dans la tronche.
 
Nous arrivons en fin de matinée au jardin botanique de Kisantu. C’est un petit paradis créé il y a un siècle par un frère jésuite qui avait la main verte, et qui abrite aujourd’hui – outre les plantes – un crocodile agoraphobe, un python obèse et un cynocéphale dépressif. On y trouve des manguiers, un grand banian tentaculaire, un haut kapokier au tronc hérissé de millions d’épines, très sympathique malgré ses allures de Vierge de Fer; des racines étranges qui font comme des murets longs de dix mètres, un arbre parasite qui enveloppe complètement les troncs de ses victimes comme dans un drap de bois, des orchidées, des manguiers, des zeucalyptus. C’est paisible et loin du monde. C’est rempli de bizarreries végétales devant lesquelles on s’émerveille comme un enfant. On n’y a qu’un seul regret : celui de n’avoir pas dans la poche un botaniste.

Ensuite, on cahote bien gentiment vers le haut d’une colline proche, au sommet de laquelle se dresse une grande cathédrale, massive et incongrue dans ce petit village. C’est à côté que nous passons la nuit, au couvent d’Emmaüs, enceinte fermée parsemée de quelques bâtiments d’aspect très simple. Elle est habitée par des sœurs en pagne coloré, accueillantes, joviales et bien nourries. Lorsque nous arrivons, il y a des fleurs et des rubans dans le réfectoire, et des odeurs de festin flottent déjà dans l’air frais du soir : les soeurs préparent l’anniversaire de l’abbé Cyprien. 
Nous assistons à la messe dite en l’honneur de l’abbé. Les sœurs chantent leurs cantiques en kikongo, à trois voix, sur un fond de tam-tam et de ces percussions d’ici qui font tchic-tchic quand on les agite. Pendant les refrains, une des femmes pousse des youyous aigus qui fouillent les tripes de l’assistance et galvanisent les choristes. Ca te prend là et ça te fait comme une boule là. Tu te dis que si Dieu n’est pas en train de ronfler il doit être bien aise d’entendre tout ça.
Nous dînons dans la salle à côté du réfectoire, car les sœurs, peut-être timides ou qui souhaitaient rester entre elles, ne nous ont pas invités à les rejoindre à leur festin. Elles nous ont préparé un poisson. Il est plutôt bon mais chaque tranche contient assez d’arêtes pour empaler un village de Schtroumpfs. Mon pôpa, qui est volontiers aventureux dans ses choix culinaires tant qu’il y a des saucisses dans un coin, picore du bout des dents trois grains de riz avant de rejoindre les trois autres papas congolais, lesquels regardent dans un coin de la pièce les matchs de poule de la Coupe du Monde. Pendant ce temps, les sœurs s’arsouillent gaiement au rythme des discours interminables qui précèdent le dîner. Leur fiesta durera jusqu’à 5h du matin, dans un flot puissant de bière, de rires et de rumba. On ne sait où a fini l’abbé Cyprien au soir bénit de ses 50 ans. Quelle importance ? Ces bonnes soeurs-là sont diablement sympathiques.
Le reste du séjour de mes parents, après notre retour le lendemain à Kinshasa, est fait de divers plaisirs typiquements kinois. Un déjeuner au bord du fleuve, un apéro à la terrasse du Bloc où les shégués montrent à mon père le respect dû à ses cheveux blancs. Il y a aussi les bonobos, l’école des Beaux-Arts, et pour finir une chute terrible dans un fossé où tous deux manquent de perdre chacun un coude, au grand désespoir de l’ami Joseph. 
Mais tout ça, ils l’ont vécu sans nous… C’est à eux de jouer maintenant. 

Prés carrés à Kinshasa

 

 
Depuis le 11 juin, Kinshasa est un essaim d’abeilles cocaïnomanes. Elles bourdonnent à tous les coins de rue, par les portes ouvertes, sur les terrasses des bistrots, sur les trottoirs. On n’y échappe pas. Les vuvuzelas font la loi, et l’on voit s’ouvrir dans le béton kinois des milliers de petites fenêtres vertes ponctuées de moucherons aux couleurs vives. Ça fait très joli.
Ce matin, lorsque je suis monté dans la voiture pour partir au boulot, Benjamin avait dans l’œil un éclat goguenard mêlé d’un brin de pitié. C’est le regard qu’on réserve aux vaincus. Ça m’a un peu énervé. En arrivant au bureau, même trogne de mes collègues congolais qui, alors que j’écris ces lignes, me demandent « pourquoi on a déçu comme ça ». Rougissant légèrement, je pique du nez sur mon ordi en marmonnant un vague « gnegnegnemêmepasmalgnegne », tandis qu’ils débattent à perte de vue des raisons de l’échec. Ils finissent par s’entendre sur un diagnostic sans appel : c’est un problème sur les plans politique et juridique. Qu’on en tire les leçons pour 2014.
Ils ont beau jeu de se moquer : l’équipe nationale d’ici, les Léopards, ne participe pas à la Coupe du Monde. Ça n’empêche pas les congolais de passer une part non négligeable de leur temps libre devant les écrans de taille et de qualité variables qui ont envahi la ville. Certains ont sorti dans la rue une table et une télé et suivent le match sur le trottoir, avec les copains et les badauds. Le petit vendeur d’eau pire, assis sur un banc de bois à côté d’un homme d’affaires qui passait par là, débat avec lui de l’avenir immédiat des Lions Indomptables. Aucun des deux ne semble remarquer qu’il neige tellement sur le terrain qu’on ne voit même pas le ballon.
C’est paisible, c’est pacifique et familial. Dans le grondement continu et saoulant des trompettes en plastique zouloues, on débat, on se dispute, on encourage, on désespère. On admire ensemble les beaux gestes, on vilipende les fautes grossières et les erreurs d’arbitrage. On nage dans la Primus et le délire sportif. On entend partout prononcer des mots qu’on n’avait pas croisés depuis quatre ans, Phase Finale, Groupe A, Poules, Paraguay. On s’enthousiasme pour des pays mystérieux, pour des joueurs aux noms exotiques. On se sent pousser au fond du crâne un petit ballon.
Pendant ce temps, le monde tourne plus lentement. Les chefs de guerre regardent tirer des penaltys plutôt que des Kalachnikov.  Le pays perd en productivité sur les chantiers, dans les entreprises, sur les champs de bataille. Ephémère, vous dites ? C’est sûr. Sitôt la finale terminée, on descendra de notre nuage gazonné pour retrouver une vie sans spectacle, sans commentaires idiots et sans débats oiseux. Il restera quelques jolies photos et, sur le maillot d’une équipe, une étoile de plus. On retournera à la crise, à la réforme des retraites, au salaire de Sarkozy, au successeur de Kabila. On cessera de se disputer pour savoir si y avait faute. On redeviendra sérieux. Les vaches seront bien gardées. Le marché de la tortilla sera, peut-être, un peu neurasthénique dans les grandes villes de France.

Géographie

 

[Je suis malâââde, contre-coup de deux semaines difficiles au boulot. Petite chronique vite-faite-mal-faite en attendant que ça aille mieux.]
Un des chauffeurs, chez nous, s’appelle Benjamin. C’est un petit homme sans âge, au crâne tondu à blanc, à la bouche large, au visage inquiet. Il parle le français et le lingala comme une mitraillette cassée. Les mots s’échappent de lui par paquets confus. Il est aussi, à rebours de beaucoup de ses confrères, désespérément honnête.
Il a un souci un peu gênant pour un chauffeur : il est tout le temps perdu. Lorsqu’on veut aller quelque part avec lui, il faut d’abord lui demander s’il connaît. Bien sûr, il ne vous dira jamais non… mais quand il ne connaît pas ça se voit. Il prend l’air pénétré. Il répète le nom de l’endroit. Son grand front se plisse, il commence une phrase, il en commence une autre, deux petits troupeaux de mots déconcertés, et puis il s’arrête et il prend l’air embêté. Alors, il faut dire : ce n’est pas grave. On demandera. Soulagé, il démarre. 
Comment lui en vouloir ici ? La ville n’est que rues sans nom, avenues barrées pour travaux, quartiers impraticables. Il n’y a pas de carte fiable. Certains boulevards ont changé de nom trois fois en dix ans, au gré des généraux en faveur ou des politiciens au pouvoir. Les kinois les appellent encore par leur ancien nom, en omettant les mots inutiles comme Rue de ou Place du. « – Tu es où ? – Quartier GB, sur Prince de Liège. – On se retrouve au Bloc ? – OK, mais ne passe pas par 24, c’est bouché !». Un oiseau migrateur n’y retrouverait pas le Nord.
Et puis en ce moment les travaux sont partout. On refait quelques routes à la hâte en vue du cinquantenaire de l’indépendance, fin Juin. Cela provoque régulièrement des embouteillages homériques. Sur le Boulevard du 30 juin, il y a même des lampadaires. Le reste de la ville est dans le noir, mais on aura un beau défilé.
Il faut savoir ce que l’on veut.

Au-delà des apparences

C’est la signification de leur nom : le Staff Benda Bilili. Les quatre chanteurs sont dans une chaise roulante, avec de petites pattes d’enfant incomplètes qui flottent dans leur grand pantalon. Ils sont garés en épi sur le devant de la scène, au fond d’un  bistro minuscule de Ndjili. L’un d’eux, à droite, tient sur ses genoux une guitare en bois brut, penchée dans une position étrange à cause des accoudoirs. Sur le côté gauche, un autre se tient en équilibre sur trois pattes, dont deux en bois. Derrière eux, trois types valides jouent de la basse acoustique, de la batterie, et d’un instrument bizarre fait d’une boîte de conserve, d’une corde de guitare électrique et d’un manche recourbé. Il tient ce petit instrument biscornu contre son corps et, quand il en joue, on dirait qu’il se gratte le ventre.
Je ne sais pas grand-chose d’eux. Qu’ils ont très longtemps galéré. Qu’ils répétaient au zoo de Kinshasa, au milieu des shégués, des cages croulantes et des animaux borgnes. Qu’ils reviennent du festival de Cannes, où ils ont présenté le reportage qu’ont tourné sur leur histoire étonnante deux réalisateurs français ; apparemment des types hors du commun. Et qu’ils repartent en Europe bientôt pour une tournée de cinquante dates.
A les voir comme ça, au Cabaret Sauvage – c’est le nom du bistro – on ne dirait pas. On les a croisés à notre arrivée, sirotant tranquillement une bière sur la terrasse et saluant les nouveaux venus, juchés sur ces motos improbables qu’on dirait sorties de Mad Max (mais qu’il faut pousser pour démarrer). Ils n’ont rien du côté clinquant qu’ont beaucoup d’autres célébrités d’ici. Et maintenant ils envoient sans barguigner, en travers de la gueule d’un public peu nombreux, une excellente rumba congolaise dopée au funk. Sans se soucier, semble-t-il, de savoir s’ils jouent pour le Zénith de Paris ou pour ce tout petit rade. 
Et puis ils dansent. C’est peut-être le plus étonnant dans tout ça. Ils dansent avec ce qui leur reste, le torse, les bras, le cul ; ils tortillent tout ce qu’ils peuvent, et ça pourrait être drôle ou sonner faux (souvenez-vous de ça) mais en fait c’est très beau. Sur le côté, un type dont le survêt jaune poussin n’est rempli que d’un côté fait sur sa chaise des bonds impressionnants. Il paraît que c’est un des musiciens du groupe. Peut-être qu’ils n’avaient pas assez de place sur cette petite scène pour son enthousiasme débordant.Son voisin, venu lui aussi en fauteuil à roulettes, est descendu de son perchoir et danse à quatre pattes par terre avec un air réjoui. Lui est ridicule, mais c’est parce qu’il est saoul comme un âne. Il se cogne dans les tables, renverse les bières, bouscule les spectateurs, jusqu’à ce que la serveuse le chasse vers sa chaise en l’engueulant comme un enfant. Il prend l’air contrit mais on sent que la pulsation l’anime toujours, incontrôlable. Deux minutes plus tard, il redescend de son siège et se remet à sauter partout.
Tout ça dégage une bonne humeur puissante, communicative et bon enfant. C’est la cour des miracles. Les paralytiques dansent. Les autres aussi.
Et en sortant on dit merci.