Musique (2ère partie)

 

http://sites.google.com/site/melematakinshasa/file-cabinet/dewplayer.swf
Malgré tous mes efforts, je n’ai pu mettre la main ni sur Johnny Clegg, qui zouloute à Soweto en attendant la Coupe du Monde, ni sur Didier Barbelivien, qui glougloute au Puy du Fou en attendant la mort (Si vous ne comprenez pas cette introduction, relisez les commentaires du dernier article).
Il n’y aura donc pas de dissection cette semaine. Mais la musique continue. 
Kinshasa vit au rythme des concerts de ses héros. JB Mpiana, Koffi, Ferré et consorts se produisent chaque semaine dans leur fief – salle de concert, club ou bistro à terrasse – accompagnés le plus souvent d’un caravansérail entier de musiciens, de choristes et de danseuses.
Loin d’être un autel inaccessible où se produisent des demi-dieux, la scène ici est très proche de la salle. On voit fréquemment un type prendre la parole dans le public pour répondre aux allocutions que fait le chanteur entre les morceaux. Lorsqu’il est drôle, la foule se marre ; elle le fait taire lorsqu’il est importun. Mais l’interaction va encore bien plus loin : au concert de Tshala Muana, les gens pouvaient monter sur scène pour démontrer leurs talents de danseur de Mutwashi, sous les acclamations des autres spectateurs. (le Mutwashi est la danse traditionnelle du Kasaï. C’est, disent les congolais, une « danse de hanches ». Ils n’exagèrent pas. Pieds écartés, jambes très fléchies, mains tendues en avant pour l’équilibre, elle consiste essentiellement en des roulements suggestifs du bassin à faire frémir une statue d’ecclésiastique. C’est très technique. Les débutants se fracturent le coccyx. Les meilleurs, eux,  ont l’air montés sur roulements à billes).
Enfin, lorsqu’il est particulièrement satisfait d’un musicien, tout un chacun peut se fendre d’une petite obole pour dire merci. Il monte alors sur scène avec une poignée de billets en main, se met à côté de son élu, et lui colle une à une les coupures sur le front. Je n’ai toujours pas compris comment les types peuvent continuer à chanter alors qu’un inconnu leur tamponne la tête avec des billets de 500 balles. C’est un métier difficile.
D’habitude, le groupe commence seul. Pour chauffer la salle avant que le gros du public n’arrive, ils jouent pendant une heure des morceaux d’introduction sur lesquels un poulain du chanteur prend le premier rôle, saisissant l’occasion de se montrer un peu en attendant la diva. Au fur et à mesure que les spectateurs arrivent et que le groupe se lance, la pression monte dans la salle. On le sent. Le tempo s’accélère, les morceaux rallongent ; les fronts transpirent à grosses gouttes qui font mille petits soleils sous les projecteurs. Les guitares circulent en volutes rapides, soutenues par une section rythmique à l’efficacité de Panzer. Les danseuses passent sur scène régulièrement en costumes moulants, pour exécuter des chorégraphies toutes en épaules et en fesses rebondies qui allument les yeux des hommes et scandalisent leurs belles.
Lorsque la tête d’affiche entre enfin, c’est l’éruption dans la salle. Sûre d’elle et de son charisme, rayonnante dans son costume de scène extravagant, la diva accueille l’hommage avec un flegme souriant. Souvent, elle chante quelques-uns de ses grands succès avant de se retirer de nouveau, abandonnant pour quelque temps le champ de bataille à ses favoris. La plupart des grandes stars d’ici sont nées comme ça : on dit que « JB vient de chez Koffi » ou que « Koffi vient de chez Papa Wemba ». On peut construire comme cela des arbres généalogiques à la troisième génération. C’est très compliqué.
Tout cela dure. Les musiciens se déshydratent sur scène(©) pendant plus de quatre heures. Spectateur non averti, tu finis par te retrouver dans une sorte de transe musicale, pulsatile, où la notion du temps disparaît. La musique te traverse, mystérieusement liée aux gestes des musiciens et aux corps des danseurs.
Pris dans ce débordement scandaleux de rythme, de mouvement, d’énergie et de sueur, tu ne sais plus très bien de quelle couleur tu es.
Jusqu’à ce que tu essayes de danser.

Musique (1ère partie)

 
[Note préliminaire : quand vous lirez le signal sonore [*Ting*] dans le texte ci-dessous, montez le volume, prévoyez un peu de place autour de vous pour vous tortiller à l’aise et cliquez sur Play avant d’aller plus loin. Comment ? Vous êtes dans un open space ? Je veux pas le savoir, débrouillez-vous]
Les congolais dansent. Ils dansent partout, tout le temps, dès que l’occasion s’en présente. Pour un rien, dans la rue, au bistro, aux concerts, à l’église, aux enterrements, pour une bonne note, une rentrée d’argent ou un but du Tout-Puissant Mazembe.
Et comme ils savent danser ! La pulsation sort d’eux et les anime, tout à la fois interne et projetée au-dehors dans de gracieux mouvements de bras, des jambes, du cou, du dos, des fesses, de tout ce qui est articulé. A les voir, tu as envie de te couper les deux bras et les deux jambes. Par respect. Pour ne plus avoir honte de ces membres inutiles qui pendouillent gauchement le long de ton corps. Avec Mélanie, les regarder nous met en joie. On ne s’en lasse pas.
Il ne faut pas chercher la raison de ce talent dans un quelconque atavisme génétique venu du fond des âges. Ecorchez un français et un congolais côte à côte ; vous ne trouverez pas plus de rythme dans leurs peaux que de musique dans Christian Morin. Mais [*Ting*] écoutez la rumba congolaise, et tout deviendra évident.
Les congolais dansent si bien parce que leur musique est partout, que le pays entier baigne dedans, et parce qu’elle parle directement à ton cul sans passer par ton cerveau. Née de sa grande sœur cubaine dans les années 50, elle a crû et s’est diversifiée, inondant le continent africain entier de rythmiques chaloupées et de déclarations d’amour en lingala.
Ses chantres forment un amas luxuriant et compliqué de galaxies que je commence juste à découvrir. Ils sont connus sous des pseudonymes parfois étonnants : Sarkozy, Lacoste ou Bill Clinton. Leurs orchestres ont toujours leur propre nom.Ce sont le TP OK Jazz, le Quartier Latin, le Wenge Musica 4×4.
A la base des morceaux, une rythmique ultra-dansante, carrée, solide, faite de basse, de batterie et de percussions. Le batteur annonce la couleur, poum-tchi-tchi-poum-tchi-tchi-poum avec la grosse caisse bien au fond des temps ; le bassiste tourne quatre accords, les mêmes pendant tout le morceau. Le percussionniste percussionne. Parfois, un clavier marque les transitions par des pêches de cuivres qui sonnent toujours, quel que soit le modèle du synthétiseur, comme des crécelles en mousse. A eux quatre, déjà, passez-moi l’expression, ils ambiancent à l’infini, mon ami.
Par-dessus ces fondations se promène le guitariste, qui est la star cachée du groupe et, en général l’éminence grise du chanteur. Son rôle est d’enluminer le morceau de motifs aigus, sautillants, parfaitement exécutés et toujours renouvelés : ils structurent le morceau et permettent au public de distinguer les passages où l’on danse de ceux, euh,  où l’on danse aussi, mais moins fougueusement.
Les chanteurs, quant à eux, cultivent un charisme énorme, une tessiture ébouriffante, énormément de talent au chant (si cela vous paraissait évident, réécoutez Vincent Delerm) et une endurance surhumaine sur scène.
Ce sont des musiques chaudes, vivantes, fourrées de pili et de sexe débridé ; et alors les concerts… Je ne vous raconte pas. Enfin si, mais la semaine prochaine, si ça vous dit.
Bon week-end à tous !

Arbres

A Kinshasa, avec ses 28 à 38 degrés permanents et son atmosphère de serre, tout pousse comme du chiendent. Pourtant, le noyau d’avocat que nous avons mis à tremper dans un verre d’eau en attendant qu’il germe nous nargue. L’air renfrogné, il pourrit obstinément sur notre balcon depuis deux semaines. Ce qui prouve au passage que, pour le jardinage, nous avons le même talent qu’un bonobo pour l’abstinence. On préférerait le contraire, mais les choses sont ce qu’elles sont.

A Kinshasa, donc, l’arbre est de rigueur. La ville en est pleine. Ils poussent sur les bords des routes et dans les jardins, ils fissurent les murs, fendent les routes ; ils envahissent la ville à leur manière lente, insidieuse et puissante. Contre cette pression végétale, l’homme se défend comme il peut. L’année dernière, d’ingénieux urbanistes kinois ont fait abattre les hauts arbres qui bordaient l’artère principale de la ville. C’est ainsi que le boulevard du 30 juin, autrefois vert et ombragé, est maintenant un ruban de goudron nu parcouru à des vitesses démentes par des monstres métalliques. Mélanie et moi ne le connaissons que comme cela et le regrettons un peu.
Et comme par hasard, le mois dernier, un arbre s’est abattu dans le quartier de Bandalungwa sur un automobiliste qui passait par là. Le pauvre en est mort (l’automobiliste). Vengeance ?
Cependant la paix règne dans les jardins. Invités il y a deux semaines à une fête organisée en extérieur, nous avons passé la soirée à quelques mètres d’un banian gigantesque. Nzambe ! qu’il était beau, haut et large ! De son tronc épais et tentaculaire partaient des branches de l’épaisseur d’une cuisse de catcheur, d’où pleuraient vers la terre des dizaines de lianes. Car les banians sont ainsi faits que ces lianes qui pendent de leurs branches, s’enracinant en terre, forment après quelque temps  de nouveaux troncs. De ces fûts partent de nouvelles branches, qui projettent des lianes, qui s’enracinent en terre, et ainsi de suite. Les congolais, qui sont très forts pour nommer les choses, l’appellent en lingala Arbre qui Marche. Il y en a un, à la Société Théosophique de Madras, dont le réseau couvrait ainsi plusieurs hectares. Ce n’est pas l’arbre qui cache la forêt, c’est l’arbre-forêt. C’est prodigieux.
Ergo : les banians ont du chien. Devant celui de l’autre jour, si grand, si vieux, je me suis senti tout petit et fragile. J’ai pensé à mon grand-père, qui savait les arbres. Il aurait aimé celui-là. 
Les arbres d’ici sont comme les congolais : ils en ont vu des vertes et des pas mûres. Le plus petit avocatier , pour peu qu’il ait un peu vécu, a traversé deux guerres civiles. Un manguier encore jeune a vu passer l’indépendance, trois présidents, un Mobutu. A Kinshasa, les palmiers, les banians, les arbres du voyageur ont été les témoins d’horreurs sans nom et de liesses énormes. Présences solides dans un monde instable ; pleines et honnêtes dans un monde en poupées russes ; simples au pays du compliqué, ils traversent en silence un début de siècle inquiet et douloureux.

Pour ces arbres qui entendent toute la journée parler le lingala, le même mot désigne la pluie et les années. Le temps et l’eau sont une même chose pour eux, qui s’écoule et les nourrit : mbula. Ils sont, comme l’écrivait l’ami Jules, « Arbres malgré les événements ». On ne saurait le dire mieux.

Poésie des kinois

[Désolé pour le retard de publication, mon ordi a passé le week-end à l’ambassade américaine. Moi pas, c’est toujours ça]

 

 
Visuellement, Kinshasa n’est pas une belle ville. Elle offre aux premiers regards des rues sales et poussiéreuses. Au sol des marchés, papiers gras et ordures font une mer grisâtre dans laquelle, au début, on ne s’aventure qu’à regret. Dans la Gombe, qui est le quartier des affaires, des administrations et des résidences de Mundele, les rares tours de la ville s’effritent doucement au soleil, laissant voir çà et là leur squelette d’acier.  Tout est décrépit, borgne, cassé, passé, incomplet ; les bâtiments et les voitures ; le mobilier et la voirie ; les objets de plastique multicolore moulés en Chine et que l’on trouve ici partout. 
Ca doit être bien triste, me direz-vous. 
Pas du tout. 
Ces cahutes en ruine, ces rues défoncées sont animées d’une énergie étonnante. La foule bouillonnante des quartiers de la cité déborde d’activité. C’est un concert de cris, de klaxons, de négociations inabouties, de pleurs d’enfants, de disputes et de bêlements, dominé de temps en temps par le bruit de bouche bizarre des vendeurs d’ « eau pire » qui fait un peu comme une paille bouchée. Dans ce cauchemar d’agoraphobe, les couleurs vont, viennent et se mélangent. Pagnes des femmes, publicités pour la bière, enseignes peintes à même le mur des cahutes, taxis-bus jaunes et bleus omniprésents et puis, partout, brun noir profond des peaux. C’est beau à voir et c’est follement vivant. 
Ce n’est pas pour autant un monde facile. Les conditions de vie d’une grande majorité de congolais sont extrêmement pénibles. Certains se lèvent à 4 heures du matin pour venir à pied au centre ville depuis leur quartier périphérique. Ils font pour cela 8 kilomètres en poussant leur charrette chargée ras-la-gueule de bidons, de ferraille, de bois, de bouffe : ils vont pieds nus dans la bouillasse gagner le pain du jour. A la fin de la journée, ils font le chemin dans l’autre sens avec quelques milliers de francs en poche. D’autres, qui ont mieux réussi, ont un travail régulier dans un bureau quelconque. On les voit le matin sur la route, entassés à vingt dans les taxi-bus trompe-la-mort qui les emmènent au boulot. Tous les jours, tous les jours, tous les jours. Et tous trouvent encore l’énergie pour danser. Leur courage force le respect.
C’est peut-être par réaction à ce quotidien si rude que les congolais cultivent avec bonheur trois qualités : le sens du merveilleux, celui du sacré, et celui de la formule. Pour le voir il suffit de se promener deux minutes. Leur boutique croulante s’appelle Etablissements Phénoménal, leur taxi pourri est estampillé Jésus Ma Route ou Toujours de l’Avant. Leurs clubs de foot sont le Tout-Puissant Mazembe ou le Sa Majesté Sanga Balende. Les groupes qui accompagnent les chanteurs de rumba ne sont pas en reste. Au Congo, on écoute le Wengé Musica Bon Chic Bon Genre, son concurrent le Wengé Musica Maison Mère, Le Tout-Puissant OK Jazz ou La Reine du Mutwashi. Le quotidien déborde de ces petites surprises. Une foule de noms ronflants, d’expressions inattendues, d’enluminures pompeuses colore le paysage. Le rend drôle. Le rend supportable.
Voyant cela, moi l’Européen, nourri dès l’enfance de pragmatisme et de marketing sophistiqué, j’ai parfois envie de dire avec une pointe de condescendance amusée : « comme c’est naïf ». Ce n’est pas naïf. Quand on y réfléchit bien, c’est un grand pouvoir : celui d’enchanter son monde. C’est la capacité à faire d’un environnement qui croule de partout un lieu vivable et même joli. C’est le contraire du cynisme. Et au fait, la poésie, c’est exactement ça, non ?

Paix, amour et bonobos

Samedi dernier nous nous sommes rendus à Lola ya Bonobo, le Paradis des Bonobos. 

Pour cela il faut sortir de Kinshasa. Cela prend beaucoup plus de temps qu’on ne le croirait. La ville est immense : imaginez la population de Paris répartie dans des cahutes d’un étage ! Les parisiens ne tiendraient pas dans le périph’ ; la Gare Montparnasse serait à Orléans, et il faudrait trois heures depuis Neuilly pour se rendre au Bon Marché ! Autant dire l’enfêr, ma bonne dame. 

Bref. 

Pour ceux d’entre vous qui ne le savent pas, les bonobos sont une espèce de singe qui ressemble à un chimpanzé, en plus petit avec des favoris et la raie au milieu. Ils ont des petites mains gantées de cuir et des yeux d’un brun doré. Ils ne vivent qu’au Congo, dans la région de l’Equateur, où la densité d’arbres est telle qu’on peut s’y promener pendant plus de mille kilomètres sans toucher le sol. Heureusement pour eux d’ailleurs, car le sous-bois est plein de serpents, de mygales, de crocodiles, de jaguars et de congolais affamés.   

C’est pour sauver les pauvres bêtes de ces derniers qu’une bonne âme a décidé, voici quelques années, de créer ce sanctuaire où nos amis les bonobos peuvent bouffer des bananes gratis et glandouiller dans les manguiers, sans avoir à se soucier des chasseurs équatoriens. 

Ce n’est pas pour autant qu’ils ne passent pas à la casserole. Le bonobo moyen est un obsédé sexuel au stade terminal. Leur paradis est un bésodrome, une cage échangiste, une zone de non-droit érogène où tous les coups sont permis. J’en suis encore baba. Chez les bonobos, on fait l’amour pour un oui ou pour un non. Tout le temps. En vrac. Au mépris le plus complet des âges et des sexes. Cela fait partie de la vie sociale au même titre que, chez nous les humains, un pince-fesses mondain, un Monopoly ou une bonne bière entre potes. Un conflit entre deux mâles jaloux se règle, par exemple, de la façon suivante : ils se battent, mordent, s’envoient rageusement leurs grandes mains dans la gueule jusqu’à ce qu’un d’entre eux, vaincu, piteux, abandonne. Alors, c’est semble-t-il la tradition, il offre à son congénère une petite branlette. 

Combien de conflits armés, de coups d’états sanglants, d’OPA hostiles pourraient être évités si nous décidions d’en faire autant? Où en serait l’Irak aujourd’hui si George avait gratifié Saddam d’une petite pipe plutôt que de contingents armés ? Et n’aurait-il pas été préférable que Jeanne d’Arc soulage son Cauchon d’évêque au lieu de finir sur le bûcher ? Et qu’apprendrait-on dans les écoles si Clovis, plutôt que son glaive, avait jeté son slip aux pieds de César ? Hein ? Bon. 

Le cul pacifiste est la grande vertu du bonobo. 

Nous n’avons malheureusement pas assisté à leurs ébats, car le bonobo est pudique dans sa lubricité. Arrivés à l’heure du repas, nous les avons contemplés dans l’étendue herbeuse qui sépare leur forêt des grilles de leur grande prison, occupés à peler d’un pied adroit les fruits qu’on leur donnait. Certains étaient assis sur un talus, la tête rentrée dans les épaules comme les petits vieux des images d’Epinal. D’autres se roulaient, l’air content, dans une mare voisine. 

Il y a quelque chose d’un peu triste à voir derrière un grillage ces animaux si plaisants, ces petites boules d’humour et d’énergie sexuelle, ces presque-frères. C’est paraît-il pour leur bien. On se surprend à se demander si on ne ferait pas mieux d’enfermer les braconniers. 

Ajoutons au passage qu’ils partagent avec nous 99% de leur patrimoine génétique. Si quelqu’un sait où nous avons perdu les 1% qui nous séparent d’eux, qu’il m’écrive : ça m’intéresse. 

Bon week-end !

Bisengo ya mokili

Kinshasa est au carrefour des mondes.

Les nantis passent en rutilants 4×4 au milieu de la foule des gueux. Les sapeurs habillés Gucci et Saint Laurent se font astiquer pour quelques centaines de francs par des cireurs en haillons.
Au coin de la rue, un tuyau percé qui devrait alimenter quelque ministère fuit paisiblement au fond d’un trou dans la chaussée. Un shégué s’y lave avec l’eau des grands de ce monde.
L’idéaliste MSF de 24 ans y croise, au hasard d’une réception, un marchand de diamants carnassier qui a connu deux guerres civiles. L’agent secret qui passe par là surveille ; on ne sait jamais.
On voit des belges et des français, des roumains, des italiens, des américains, des latinos et des scandinaves, des ghanéens, des chinois, des tchadiens, des rwandais, des sudafricains, des bas-Congo, des kivutiens, des kasaiotes et des katangais. Dans cette foule polyglotte, les africains détiennent la palme. Le premier congolais que j’ai rencontré ici parle six langues sans effort.
Les objets suivent eux aussi cette tendance générale au cosmopolite. Les voitures kinoises sont d’aimables patchworks : carrosserie Renault, moteur Toyota, pot d’échappement BMW, ceintures de sécurité en ficelle à rôti d’une boucherie du Marais. Nous suivions l’autre jour une voiture ornée à l’arrière d’un autocollant Groland. De vieux bus de la RATP recyclés transportent les congolais au boulot. Des combis Volkswagen vieux de trente ans, à l’intérieur desquels on a vissé des bancs en bois bien serrés, tiennent lieu de taxis collectifs. Les gens y sont assis quasiment les uns sur les genoux des autres. Certains passent la tête par des ouvertures taillées dans la carrosserie pour respirer un peu de fraîcheur et de poussière. Le moindre trou dans la chaussée et c’est la décapitation. Ce sont les risques du métier.
Kinshasa récupère tout, recycle tout ; ses propres rebuts comme ceux de la vieille Europe : l’obsession du neuf n’a pas cours ici. Quant au chemin qu’ont suivi tous ces objets pour arriver jusqu’ici, c’est un grand mystère.
Et tout ce petit monde se téléscope anarchiquement dans un flot de klaxons, de rumba, de bière Primus et de rumeurs infondées.
C’est le bordel.
C’est très marrant.

[Photo : Cédric Kalonji, http://www.congoblog.net]

La jungle

Il est sept heures et demie du matin. Vous êtes dans une voiture, complètement arrêtés depuis un quart d’heure, sur un grand boulevard à six voies, ou peut-être sept, ou huit ; de toute façon le marquage au sol n’est pas arrivé jusqu’ici. Des voitures devant, derrière, de tous côtés, à perte de vue. Seuls dans cette mer de ferraille, quatre pauvres flics sur les nerfs aggravent la situation avec de grands mouvements des bras. Le soleil déjà chaud grille le conducteur non climatisé. Les autoradios jouent de la rumba congolaise.

C’est la journée qui commence.

Je vous fais subir cela parce que la toute première chose qui frappe l’étranger fraîchement débarqué dans la capitale congolaise, c’est le trafic. Les routes de Kinshasa sont une jungle au milieu de laquelle on se prend à douter de l’humanité. On dirait deux troupeaux de gnous idiots qui se croiseraient dans un couloir. On dirait la Place de l’Etoile si elle était à double sens. C’est le chaos, dans sa forme la plus pure, la plus âpre, la plus klaxonnante.

Mais si le chauffeur kinois ne connaît pas de règles, la faute en revient d’abord à la route sur laquelle il se débat. Dans l’immense capitale, trois ou quatre axes seulement sont dans un état convenable, c’est-à-dire goudronnés avec plus de chaussée que de trous, et dotés de trottoirs. Et encore, certains sont en travaux depuis des mois. Ce sont les chinois qui y travaillent. On ne les voit presque jamais. Bref, ces axes-là étant les seuls praticables à plus de 10 km/h, tout le monde les emprunte, ce qui donne lieu à des embouteillages proprement monstrueux. Les premières fois, c’est assez amusant de constater par exemple qu’à force de manœuvres créatives, les conducteurs ont conçu une situation où deux flots qui prennent toute la largeur de la chaussée se bouchent mutuellement le chemin. Mais assez vite cela fatigue : on ne sait jamais combien de temps va prendre le trajet le plus simple.

Dans le reste peu ou pas goudronné de la ville, c’est la conduite primesautière. On ballotte gaiement sur son siège en se cognant la tête au plafond de la voiture. Terre battue, poussière, trous, trous, poussière, soleil brûlant à travers le pare-brise. Lorsqu’il pleut un peu, mares incertaines et bouillasse collante. Et à ce qu’il paraît, lorsqu’il pleut beaucoup, les voitures flottent. J’imagine un grand billard où la tôle vrombissante glisse sur les eaux marron parsemée de papiers gras et d’emballages de cigarettes Ambassade. Je suis impatient de voir ça. Je vous raconterai.

Et puis, il y a les roulages. Ce sont les agents de la circulation d’ici. Ils arborent un uniforme poussiéreux, un petit béret et, pour certains, un air revêche. Ils ont trop chaud. Ils sont très mal payés (quand ils le sont), et l’essentiel de leur subsistance vient du racket des automobilistes. Alors, forcément, le Mundele (blanc) dans une voiture est une victime idéale : le flic l’arrête sous un prétexte fallacieux, lui prend son permis, et ne le lui rend que si la proie paie. Ce n’est pas grand-chose, quelques dollars, et l’on sait bien que le roulage doit rapporter à manger à sa famille… Mais on ne peut se laisser plumer tout le temps comme un poulet, et les congolais ont développé une variété étonnante de techniques pour ne pas se faire avoir. Les principales :

  1. Palabrer. Il faut avoir le temps. Beaucoup de temps. Jusqu’à une heure et demie.
  2. Ne pas s’arrêter. Dangereux si le flic a une moto. La chance, c’est que parfois elle ne démarre pas.
  3. Ma préférée : la guerre psychologique. S’arrêter net lorsque le roulage vous le demande, en plein milieu de la route. Rester toutes écoutilles fermées en le laissant gueuler, pendant que derrière soi l’embouteillage se forme. Prendre les paris sur le temps au bout duquel il va craquer sous le concert d’injures et de klaxons.

Hélas, là encore, je résume. Il faudrait parler des vieux taxis-bus jaunes et bleus impossiblement chargés qui sillonnent la ville, de la complexité byzantine de leurs trajets, des arbres tombés sur la chaussée, des pauvres piétons… Mais je ne veux pas vous fatiguer ; il fait si chaud.

Retenons simplement : le kinois qui rentre du boulot peut mettre quinze minutes ou deux heures pour atteindre son logis. Le chauffeur qui vous dit au téléphone qu’il est presque arrivé peut ne jamais vous rejoindre. Quand vous partez quelque part, vous ne savez pas si vous y parviendrez (oui, il nous est arrivé d’abandonner).

C’est comme ça. Tout est comme ça. Face à cette incertitude, à ce flottement permanent, à l’insaisissable hasard des routes kinoises, il faut adopter la même attitude que beaucoup de congolais. Il faut être philosophe et rigolard, et il faut être patient. Patient infiniment.

Je crois que l’homme pressé ne survit pas ici bien longtemps. Ca tombe bien, nous ne le sommes pas. Nous avons un an devant nous : largement le temps d’arriver.

A bientôt !

L’arrivée

A l’heure où j’écris, cela fait quatre jours déjà depuis que nous sommes arrivés à Kinshasa. Je ne vais pas pouvoir tout raconter ; il y en a déjà trop. Comme il y a quatre ans lorsque nous étions arrivés à Madras, c’est le déluge. De sensations, de couleurs, de mouvement, de goûts et de dégoûts, d’images et d’odeurs. Je m’en excuse d’avance auprès de vous : je vais devoir résumer.

La première chose qui frappe lorsqu’on traverse l’Afrique en avion, c’est le Sahara. Alors que l’on met à peine une heure pour parvenir à la Méditerranée, la traversée du désert en dure plus de trois. Les étendues de sable jaune d’or à perte de vue, écrasées de soleil sous le ciel d’un bleu profond, sont étrangement tristes à contempler. Au-dessus de cette immensité monotone, même vu de si haut, on se sent petit et désarmé ; j’ai passé le voyage à prier pour qu’on ne s’écrase pas dans cet enfer. De temps à autre, un petit village dont on ne comprend pas la présence rompt la routine. On ne voit pas bien de quoi vivent ses habitants. Peut-être ils se nourrissent de sable et boivent du vent.

Après cela, on se dit que les vastes forêts du Congo vont faire plaisir à voir. Eh bien pas du tout : une brume dense recouvre tout, on se trouve perdu quelque part entre du rien gris-bleu et le ciel bleu-gris. On flotte dans le néant. C’est un rien vertigineux et beaucoup moins intéressant.

Mais en arrivant sur Kinshasa sous un soleil couchant rouge sombre, on aperçoit enfin le Congo. Mel et moi avions cru, en descendant le Danube cet été sur nos vélos, être aux prises avec un grand fleuve. Ha! À côté du grand Congo, le Danube n’est qu’un mince filet d’eau de boudin. Colossal, lisse, majestueux, le Congo déroule de paresseux anneaux brun clair dans la plaine comme un boa endormi. Il enfle au niveau de Kinshasa et Brazzaville pour former comme une grande piscine, au milieu de laquelle vous regardent des îles agglomérées en forme d’oeil. C’est saisissant. Que l’on soit religieux ou pas, on a une sensation de sacré. C’est probablement un de ces endroits où la Création gagne une majuscule.

Bon, après l’atterrissage, on redevient un petit être sur deux pattes culminant à 1.8m, et qui espère qu’on ne va pas lui piquer son passeport à la douane. Mais l’arrivée est belle.

Je dis ça parce qu’on a piqué son passeport à Mélanie à l’immigration. Nous avons dû attendre une petite heure que le « protocole » (un albinos à casquette et lunettes de soleil chargé par mon employeur de nous réceptionner à l’aéroport, de récupérer nos bagages, et de retrouver les passeports qui disparaissent jusqu’à ce que bakchich s’ensuive) nous sorte de là.

La route qui nous ramène de l’aéroport est, euh, sombre. Rues noires et défoncées, sans éclairage public ni panneaux. Poussière. Ombres qui galopent dans les phares pour traverser la rue. Terrasses de bistrots mal éclairée. Façades basses, peintes aux couleurs d’une des deux marques de bière locales (Primus et Skol, on y reviendra peut-être).

Deux heures plus tard, nous mettons les pieds dans notre appartement. Il est grand ; il est climatisé ; le frigo est plein (pour une raison que j’ignore, il est surtout plein de pain). Enfin, il est décoré avec un goût discutable, comme en témoignent les dessus-de-lit à froufrous en simili-soie qui couvrent les plumards des deux chambres : un rose bonbon et un bleu lagon. Dans la pièce mitoyenne, les canapés d’un vert évoquant le caca d’herbivore offrent un contraste intéressant avec ce mauvais goût pastel. A part ça, on y est vraiment bien.

On y accède en passant un barrage de militaires. Assis toute la journée sur des chaises en plastique sur le côté de leur barrière rouge et blanche, ils glandouillent paisiblement avec leur Kalachnikov sur les genoux. Ils sourient et parlent peu ; je ne les aime pas trop.

Comme le dit au boulot le très sage Aristide Dabiré, « Trop de sécuwité tue la sécuwité ». Il a raison. On reparlera sûrement de lui plus tard.

Mais pour la galerie de portraits il vous faudra attendre mes agneaux, car le devoir m’appelle. Les notes sont prises pour les prochaines mises à jour, je tâcherai de ne pas tarder si ces premiers paragraphes vous plaisent.

A bientôt !